Edito
09H09 - mardi 2 décembre 2025

Karim Guellaty : « avec ce procès inventé de toutes pièces qui condamne 37 innocents, c’est la Tunisie qu’on assassine ! »

 

Karim Guellaty : « avec ce procès inventé de toutes pièces qui condamne 37 innocents, c’est la Tunisie qu’on assassine ! »

Chef d’entreprise franco-tunisien, patron de médias, auteur de »le droit musulman » ou encore « Heureux comme Abdallah en France »,  Karim Guellaty a été conseiller de l’ancien président de la République tunisienne Caïd Essebsi.

Il vient d’être condamné, avec 36 autres prévenus, à 35 ans de prison ferme, 5 années de résidence surveillée et 50 000 dinars d’amende, prononcée par la Cour d’appel du tribunal judiciaire de Tunis vendredi 29 novembre.

Karim Guellaty répond à Opinion internationale et interpelle les Tunisiens, la France et la communauté internationale.

 

Opinion Internationale : Karim Guellaty, bonjour. L’objet de cet entretien est double : qu’arrive-t-il à Karim Guellaty et qu’arrive-t-il à la Tunisie ? Commençons par vous. Vous faites partie des 37 personnes condamnées en appel vendredi dernier dans le procès pour « complot contre la sûreté de l’État ». Quelle est la peine qui vous frappe ?

Karim Guellaty : J’ai été condamné à trente-cinq ans de prison, plus cinq ans de résidence surveillée. C’est tellement ubuesque que j’ai parfois l’impression de faire face à deux personnes : moi, et le Karim Guellaty inventé dans cette affaire. Si j’exécutais cette peine, je sortirais à quatre-vingt-sept ans et, selon eux, je resterais encore dangereux puisqu’on m’ajoute cinq ans de résidence surveillée. À 92 ans, je ne représenterai plus de menace pour la société… C’est absurde.

 

Que vous reproche exactement la justice tunisienne ?

À moi comme aux autres, on reproche une association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste pour changer la forme de l’État, c’est-à-dire un complot en vue d’un coup d’Etat, en connivence avec des puissances étrangères. Dans mon cas, ce serait avec la France puisque je suis binational. On m’accuse aussi d’avoir manipulé le cours de matières premières alimentaires et énergétiques. Si ce n’était pas tragique, ce serait presque poétique.

Dans le dossier, le seul élément me concernant, c’est un prétendu dîner au Luxembourg avec Kamel Eltaïef, Bernard-Henri Lévy et une certaine Nejla Taïeb. Je ne suis jamais allé au Luxembourg, je n’ai jamais rencontré ces personnes, et l’une d’elles n’existe même pas. Ce scénario vient d’un témoignage anonyme sous X d’un détenu que personne ne connaît. Voilà l’unique accusation.

 

Vous êtes donc condamné, notamment pour un dîner imaginaire dans un pays où vous n’avez jamais mis les pieds ?

Exactement. On m’aurait accusé d’un dîner fictif à Paris avec quelqu’un que je connais, ce serait déjà absurde, mais là… Je vis en France, je n’ai rien à cacher. C’est pour cela que je suis allé au procès en première instance en avril dernier. Ma famille me suppliait de ne pas y aller, mais j’étais tellement certain de mon innocence que je n’ai pas envisagé de me comporter en fugitif.

 

Ce jour-là, vous avez été pourtant condamné à vingt-cinq ans en première instance.

Oui. Je suis arrivé avec mes enfants, en vacances scolaires. J’avais un billet de retour pour le lendemain du verdict du procès. Une fois condamné, je doutais de pouvoir franchir la frontière, mais j’ai pu passer heureusement. En sortant, j’ai compris que je ne pourrais probablement plus revenir en Tunisie, sauf pour aller en prison.

 

Vous n’avez jamais été entendu par un juge ?

Jamais. Le juge d’instruction ne m’a pas posé une seule question puisqu’il ne m’a jamais convoqué, jamais interrogé, jamais auditionné. À l’audience en avril, le président n’a pas lu l’acte d’accusation et n’a interrogé aucun des accusés. Lorsque mon nom a été appelé, il a dit « en fuite ». J’ai dû me lever pour dire que j’étais présent, assis devant lui. Cette justice ne m’a jamais donné la parole.

 

De nombreuses organisations internationales parlent d’une parodie de justice. Vous partagez ce constat ?

C’est pire qu’une parodie. Ce n’est même pas une mise en scène. Les dossiers sont vides. Ils ne prennent même plus la peine de fabriquer quelque chose. Quand autant de magistrats sortent du droit à chaque étape, c’est qu’ils sont coordonnés et répondent à des ordres. De qui ? Je vous laisse deviner. Celui qui détient le pouvoir donne la ligne.

 

Ce procès signe-t-il le basculement de la Tunisie dans un régime autoritaire ?

Non. Le basculement est déjà derrière nous. Le tournant se produisit le 25 juillet 2021, quand Kaïs Saïed, président de la République, a suspendu le Parlement. Ce soir-là, un char a bloqué l’entrée de l’Assemblée nationale. Ensuite, la Constitution a été gelée. Puis est arrivé le décret 54, liberticide, soi-disant pour lutter contre les fake-news.

Le procès qui nous condamne clôture donc ce tournant, de basculement vers la dictature, il ne l’ouvre pas.

Et je rappelle que ce procès n’est pas isolé. Des journalistes sont en prison. Des avocats aussi. Sonia Dahmani a été libérée provisoirement, mais ce n’est qu’une parenthèse. Chayma Issa a été arrêtée en pleine manifestation, littéralement kidnappée par la police devant les caméras. C’est un message de peur adressé à tout le pays.

 

Certains comparent Kaïs Saïed à Ben Ali. Est-ce juste ?

Ben Ali ? On en rêverait deosmais. Sous Ben Ali, les règles du jeu étaient connues. Les dossiers étaient truqués, mais il y avait quelque chose dans les dossiers. On pouvait se battre, même si on perdait. Ils faisaient semblant. Les apparences étaient sauves. Aujourd’hui, il n’y a rien. Les dossiers sont vides et on vous condamne quand même. C’est inédit.

 

Mais, contrairement à Bel Ali, le président Kaïs Saïed est populaire parmi le peuple tunisien ?

Les urnes disent non. La participation à la présidentielle en 2022 a été ridicule. Seuls ses supporters sont allés voter et ils sont très minoritaires. Les sondages sont interdits, donc on ne sait rien.

Ce que je sais en revanche, c’est qu’il y a deux semaines, à Gabès, 45.000 personnes ont manifesté contre la pollution qui tue notamment des enfants. La Tunisie n’a jamais connu une mobilisation pareille. En 2011, seulement 7000 manifestants ont suffi pour faire tomber Ben Ali. Aujourd’hui, on en est à 45000 dans une ville de province. Ce n’est pas le signe d’une popularité écrasante.

 

Parmi les condamnés, il y a plusieurs Franco-Tunisiens, et même un citoyen français, Bernard-Henri Lévy. Pourtant, la France réagit peu. Avez-vous un message à adresser aux responsables politiques français ?

Oui. Ce message n’est pas pour moi. Je suis en France, je ne suis pas en prison. Ce message est pour la Tunisie, mon pays autant que la France. La Tunisie et la France sont ma mère et mon père.

La Tunisie est un patrimoine mondial en soi, un carrefour culturel unique. On ne peut pas laisser un homme confisquer cette belle et grande histoire, abîmer un pays qui a tant apporté au monde.

Il ne s’agit pas d’« aider » la Tunisie, ce serait condescendant. Il s’agit de la soutenir, de la considérer à sa juste valeur. Ce procès est une honte. Il n’entache pas la Tunisie. Il entache ceux qui voient ce qui se passe et ne disent rien. Je fais confiance au peuple que nous sommes, nous avons toujours provoquer et ne pas rater nos rendez-vous avec l’Histoire. Et comme par le passé, nous l’écrirons, ne pouvant compter que sur nous-même. Pendant que les autres regardent tragiquement ailleurs, les yeux rivés sur les statistiques migratoires.

 

Merci Karim Guellaty. Je rappelle qu’Opinion Internationale a lancé en 2013 une rubrique quotidienne sur la Tunisie et organisé la même année la campagne « pour la Tunisie qu’on aime » en organisant avec Guy Bedos, Michel Boujenah, de nombreux artistes tunisiens comme Lotfi Abdelli, des concerts pour soutenir « la Tunisie des libertés ». Comme nous le disions dans un édito au sujet de la libération de Boualem Sansal : « la liberté finit toujours par triompher ».

Gardons espoir et le peuple tunisien est très attaché à sa liberté. Il l’a montré dans l’histoire.

 

Propos recueillis par Michel Taube

 

Directeur de la publication

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