L’Etat cherche de l’argent partout pour boucher ses trous budgétaires sans pour autant proposer de réformes de structures ni de vision à moyen terme permettant de créer un nouveau dynamisme. A ce titre les députés ont proposé de transformer l’IFI en un impôt sur la fortune improductive, qui a vocation à élargir l’assiette de l’impôt : yachts, véhicules de collection, meubles meublants, l’art etc.. en espérant ne pas avoir oublié que quelque chose à taxer. Un concours Lepine de la taxation mis en œuvre par des députés hyper productifs.
Au-delà du mot « improductif », clivant et désignant du doigt ceux qui par leur travail ont pu s’offrir ce type de biens, il s’agit d’un impôt de plus qui taxe apres avoir payé toutes les taxes et impôts et qui porte en soit tellement de critiques que l’on peut espérer qu’il ne verra jamais le jour.
Manifestement le XXIème siècle n’est pas la suite logique du XXème siècle. Les rêves du siècle précédent se fracassent sur l’absence de perspectives de ce début de siècle.
Au siècle précédent, le travail payait. Mes parents rêvaient à quoi ? S’acheter une belle voiture, une maison avec un jardin meublée de façon agréable, peut-être plus tard un appartement à la mer ou à la montagne, un bijou pour ma mère etune jolie montre pour mon père dans les années fastes, un appareil photo Canon….
Je me souviens de mon père nous annonçant avec fierté qu’il avait acheté une BMW. Il avait mis un chapeau de cowboy car les Etats-Unis symbolisaient pour lui la possibilité de réussir et les westerns du dimanche soir montraient la réussite des justes. Il n’avait pas fait d’études mais grâce aux cours du soir, il s’était extrait de son milieu social en poussant les wagonnets des trente glorieuses avant d’être rattrapé par les trente piteuses.
Tout était un émerveillement. Il avait une envie de vivre et de progresser acharnée. On ne partait pas en vacances ou peu.
« Un jour, un jour chérie, je t’achèterai un beau bijou, j’aurai une belle montre, on s’intéressera à l’art car l’art permet de prolonger la vie ».
Quand mon père est mort, il avait toujours sa BMW, voiture de collection aujourd’hui, mais sans réelle valeur autre que le reflet esthétique des années 80. Mais qui vaudra peut-être plus cher un jour, comme l’emblème d’une civilisation trépassée.
Cette BMW vintage et nostalgique est l’un de ces biens improductifs qui ont fait pédaler toutes les classes moyennes du XXème siècle avec un gros braquet d’heures de travail, rêvant de progrès et d’une vie à savourer.
Ces biens n’étaient pas que des biens de consommation mais des objets de libération : libération de l’homme qui s’affranchit des distances grâce à l’aviation et la voiture, libération avec les congés payés qui permettront à des millions de gens de voir la mer.
Les « biens improductifs », étaient la récompense d’années de labeur. On s’extasiait, on avait envie de s’arracher, on admirait, sans aigreur. Une envie farouche de vivre… mieux. Ce début de XXIème siècle ostracise ce que le XXème siècle a glorifié. Il faut rêver productif, l’œil uniquement rivé sur le rendement.
Quitte à ne fabriquer que de l’obsolescence programmée. Je me prends à imaginer ce que Warhol aurait pensé de la société actuelle et quelle serait sa peinture, lui qui a brocardé la société de consommation… pour mieux vendre.
Au XXème siècle, Paris était la capitale mondiale des arts, attirant les artistes du monde entier, faisant rayonner la France. Le livre que Patrice Trigano consacre à cette période s’ouvre sur cette citation de Gustave Flaubert : « le seul moyen de n’être pas malheureux, c’est de s’enfermer dans l’art et de compter pour rien tout le reste ».
Improductif l’art ?
Improductifs les artisans joailliers ? Improductifs tous ces ingénieurs et designers de véhicules automobiles, qui ont participé à l’histoire du XX eme siecle ? Improductifs les designers des meubles meublants ? Il va désormais falloir payer pour rêver chez soi devant un tableau improductif, assis dans un canapé improductif, une montre improductive au poignet, en savourant un verre de vin tout aussi improductif.
Peut-être qu’après un impôt moralisateur, il faudra inventer un carnet à points pour enfoncer le clou et envoyer en maison de redressement ceux qui ont eu l’outrecuidance de se payer trop de biens improductifs…Comme dans le livre d’Ilan Duran Cohen, « le Petit Polémiste ».
L’art permet pourtant de dépasser la banalité, de transcender le quotidien. L’art est moins un divertissement qu’un moyen d’élever les consciences, de diffuser le beau, de transmettre les connaissances, le goût de l’universalité, la tolérance.
Improductif ?
Improductifs ces tableaux et photos qui ont permis d’inverser une guerre ?
Improductive la photo de la petite fille au Vietnam qui courre, terrorisée par le napalm ?
Improductif Guernica ?
Ils sont quand même formidables ces gens productifs qui perdent plus de 60 milliards en une année et qui vous disent que ce qui fait le sel de la vie est improductif.
Car ce mot « improductif » est un vilain mot, punitif, clivant, moralisateur, qui montre du doigt, stigmatise. Le titre de cet impôt sanctionne en effet ceux qui ont pu s’acheter par leur travail un bien jugé non productif par Bercy et bride le rêve de ceux qui espéraient encore, poussant nombre de jeunes à penser à s’expatrier.
Voici donc une fois de plus un terme qui divise les différentes couches sociales de la population entre elles plutôt que de les rallier autour d’une même ambition, d’une nouvelle épopée fédératrice.
Pourtant, que reste-t-il, quand tout est fini, d’une civilisation ? L’art, qui témoigne, éveille et réveille. Une trace improductive mais indispensable à l’humanité. On peut s’en persuader à voir la fréquentation des musées, toutes générations confondues. Ce mot, improductif, incite à ne rêver qu’en rase motte. Une nouvelle universalité qui fait du gris uniformisé la couleur de l’avenir. Et le gris c’est la couleur « du rien » (Gerhard Richter).
Au-delà du choix du mot, moralisateur, cet impôt sur l’art est stupide : difficilement applicable, injuste et contre-productif.
Difficilement applicable : comment évaluer un tableau à son juste prix ? Il peut avoir une cote un jour et le lendemain ne plus rien valoir. Connu et reconnu un jour, disparu et démodé le lendemain. Quand on aura dit « ça vaut X » à l’administration, comment lui faire admettre ensuite que cela ne vaut plus que Y ? Combien de collectionneurs se sont vu dire « mettez-le aux enchères, il vaut minimum… » et voir leur tableau ravalé, n’ayant pas trouvé acquéreur. Quelle valeur retenir ?
Par ailleurs, hormis quelques œuvres d’exception, si vous achetez un tableau dans une galerie, voulant soutenir de jeunes talents émergents, il est probable, comme une montre, qu’en sortant du magasin vous ayez déjà perdu la moitié du prix.
Que faut-il déclarer alors ? Comment estimer la réelle valeur ? Un tableau peut être évalué et expertisé une tonne sans pour autant trouver acquéreur. La valeur d’assurance ? Elle est souvent déconnectée de la valeur de marché et en cas de vol, il faut refaire… une expertise. Assuré donc au prix de marché espéré un jour mais remboursé bien moins un autre. De même, un tableau ne vaut pas forcément autant d’un pays à un autre. On n’achète pas aux mêmes prix en France, en Chine, aux Pays-Bas… Les artistes n’y ont pas forcément la même cote. Alors qu’est-ce que ça vaut ?
Injuste et contreproductif. Car imposer l’art c’est aussi s’interroger sur ce qui fait « art ».
Depuis Duchamp, tout est art, y compris un urinoir, une banane scotchée au mur.
Quelle différence faire entre deux bananes ? la banane de droite imposable et pas celle de gauche ?
Où commence l’art et où finit-il ? Si le regardeur fait partie de l’œuvre, faut-il taxer aussi les gens qui achètent en fonction de qui ils sont, comme faisant partie intégrante du tableau.
Kilian Mbappé vaut alors beaucoup plus cher que le salarié lambda ? Tout devient taxable ? Même une performance ?
Injuste et contreproductif, un tel impôt va limiter le soutien à la création, aux jeunes artistes, appauvrir le patrimoine national, obliger à vendre ce qui est dans le patrimoine familial depuis longtemps si l’on n’a plus les revenus pour payer l’impôt, quand on part à la retraite avec une division drastique de sa rémunération.
On a travaillé toute sa vie, acheté ou hérité d’un ou de deux tableaux qu’on a admirés toute sa vie et qui ont pris de la valeur sans qu’on le sache. Et patatras, il faut revendre. Se meubler IKEA, rouler en twingo, avoir une swatch et encore, pas une série limitée.
Cet impôt nivèle par le bas au lieu de permettre à chacun de s’élever. La semaine dernière, un chauffeur de taxi (probablement pas riche à millions) me disait : « vous vous rendez compte ? Je vais régulièrement au musée et ai amené mes enfants très jeunes pour voir ce qui nous dépasse, l’art. Cela nous faisait rêver. Résultat, ma fille veut être artiste peintre. Je lui dis de faire un autre métier ou d’aller vivre sa passion à l’étranger ».
Devra-t-on vendre les œuvres de nos artistes à l’étranger faute d’acheteurs ayant les moyens ? Car avant de valoir des millions, le prix des œuvres progresse, baisse, reprogresse, doit trouver un public qui prend du temps à se faire les yeux. Elles sont avant tout achetées par des gens qui s’émerveillent avant les autres, sans toujours une grande profondeur de bourse. Sans savoir de quoi sera fait l’avenir du tableau.
Enfin, qui prêtera encore une œuvre à un musée ? Il faut l’assurer et donc ensuite la déclarer… Pour vivre heureux, vivons cachés, c’est bien cela ? Pas de prêt au musée !
Contreproductif aussi à un moment où le marché de l’art souffre et est en net recul. Et comme toujours, ce sont les valeurs moyennes qui trinquent le plus. Contreproductif car cela risque d’empêcher Paris et la France de reprendre leur place centrale et attractive dans le monde des arts, perdue depuis pas mal de temps.
Contreproductif en effet car cela va limiter la vie culturelle et par ricochet rejaillir sur l’ensemble des commerces et de l’économie.
Une société qui se met à produire des lois moralisatrices est une société qui témoigne de son incapacité à créer des richesses qui ruissellent. Pourtant vivacité économique et vivacité artistique vont de pair.
Finalement Papa, tu aurais été malheureux dans cette nouvelle époque. Pas de conquête de la lune, pas de Concorde supersonique, plus de succès comme Airbus. Plus de BMW sinon des chinoises électriques qui, comme l’écrit Michel Taube, « il y a dix ans avaient dix ans de retard sur le moins bon modèle de Renault, et qui aujourd’hui ont dix ans d’avance sur la dernière gamme de Mercredes ». Pas de vie en 3 D pour rêver de biens improductifs.
Si « l’économie ne se reforme qu’au nom de ce qui la dépasse » pour paraphraser Jean Louis Thierot, les biens improductifs sont pourtant ceux qui permettent à l’économie de se surpasser.
Et déjà Saint-Exupery prévenait : « en ne travaillant que pour les biens matériels (rentables-bankables), nous bâtissons nous même notre prison ». L’art n’est pas un simple bien matériel, un bien de simple consommation mais le pilier civilisationnel, « la trace de l’âme humaine » disait Pollock. « La peinture est humanisation du monde » rajoutait Soulages. Deux artistes improductifs…
Philippe Rosenpick

















