Edito
14H47 - jeudi 18 décembre 2025

Magomed Gadzhiev, l’oligarque qui exporte la guerre russe jusque dans les rues de Kiev

 

Magomed Gadzhiev, l’oligarque qui exporte la guerre russe jusque dans les rues de Kiev

Il y a des affaires qui, au-delà de leur gravité immédiate, disent quelque chose d’essentiel sur la nature d’un système. La tentative d’assassinat déjouée à Kiev contre Todor Panovsky appartient à cette catégorie. Non parce qu’elle aurait pu coûter la vie à un homme, ce qui est déjà en soi intolérable, mais parce qu’elle révèle la persistance, en pleine Ukraine en guerre, de méthodes importées tout droit de l’univers politico-mafieux russe, où l’intimidation, la corruption et, lorsque cela ne suffit plus, la violence ciblée restent des instruments ordinaires du pouvoir et de l’argent.

Todor Panovsky n’est ni un oligarque, ni un responsable politique, ni un homme d’appareil. Ancien soliste de l’Opéra d’Odessa, il a troqué les scènes lyriques pour les barricades du Maidan, puis pour l’engagement armé dès les premières heures de l’invasion russe. Depuis, il s’est imposé comme l’une des figures les plus déterminées de la lutte contre les réseaux d’influence pro-Kremlin encore actifs en Ukraine, surveillant les procès pour crimes de guerre, documentant les circuits financiers opaques, dénonçant sans relâche les tentatives de recyclage politique et économique des anciens soutiens de Moscou. Autant dire une cible idéale pour ceux qui, sous couvert d’exil ou de faux repentir, n’ont jamais renoncé à leurs méthodes.

Le jour où il aurait dû être exécuté en plein centre de Kiev, Panovsky change d’itinéraire au dernier moment pour assister à une audience du tribunal de Pechersk. Ironie tragique de l’histoire : cette audience concerne précisément le dossier de Magomed Gadzhiev. Lorsque Panovsky se rend finalement sur le lieu initial de son rendez-vous, les services de sécurité ukrainiens ont déjà interpellé un homme soupçonné d’avoir accepté un contrat de meurtre contre une forte somme d’argent. Très vite, dans les cercles informés de l’enquête, un nom s’impose, avec une insistance qui ne doit rien au hasard : celui de Gadzhiev.

Magomed Gadzhiev n’est pas un personnage secondaire de l’histoire récente de la Russie. Ancien inspecteur des impôts issu d’un milieu modeste du Daguestan, il a su, pendant plus de quinze ans, gravir méthodiquement les échelons du pouvoir poutinien. Cadre du parti Russie Unie, député de la Douma, acteur central de réseaux caucasiens redoutés, il fut l’un des soutiens les plus visibles de l’annexion de la Crimée, allant jusqu’à porter et défendre la loi de rattachement à la Fédération de Russie, votée à une quasi-unanimité qui marqua la rupture définitive avec l’Occident. En parallèle, il bâtit une fortune considérable, finance des structures liées au Donbass, entretient des relations étroites avec des figures telles qu’Adam Delimkhanov, bras armé tchétchène du système Kadyrov engagé sur le front ukrainien.

Lorsque les sanctions occidentales commencent à frapper, Gadzhiev tente une conversion aussi rapide que suspecte. Exil, discours d’opposant au Kremlin, mises en scène de convois humanitaires, signaux appuyés envoyés à Washington et à certaines capitales européennes. Il se disperse entre les Émirats arabes unis, les États-Unis, Monaco, Paris ou Courchevel, cherchant moins à rompre avec son passé qu’à le rendre acceptable. À Kiev, pourtant, les autorités ukrainiennes ne sont pas dupes. Il est placé sous sanctions, poursuivi pour financement des séparatistes et soutien logistique à l’effort de guerre russe. À Moscou, il est désormais perçu comme un homme passé à l’Ouest. Pris en étau, Gadzhiev devient un oligarque sans camp, mais pas sans réseaux.

C’est précisément ce no man’s land moral et politique que Panovsky et d’autres militants ukrainiens s’efforcent d’exposer. Leurs enquêtes décrivent un système inquiétant, fait de sociétés écrans, d’intermédiaires locaux, de fonds recyclés sous couvert d’activités humanitaires ou économiques, visant à permettre à d’anciens piliers du Kremlin de préserver leur influence et leurs avoirs. Dans ce dispositif, Gadzhiev apparaît comme un acteur central, à la fois par son passé, par son carnet d’adresses et par sa capacité à naviguer entre plusieurs juridictions.

La tentative d’assassinat contre Panovsky marque un seuil. Celui où la guerre d’influence, longtemps feutrée, bascule dans la violence brute. Celui où l’on ne cherche plus seulement à discréditer, à ralentir les procédures, à acheter des silences, mais à faire taire définitivement. Pour les vétérans ukrainiens, il ne s’agit pas d’un acte isolé, mais d’un avertissement adressé à tous ceux qui osent mettre en lumière les compromissions et les survivances du monde russe en Ukraine.

Aujourd’hui, Magomed Gadzhiev est encerclé. En Russie, des enquêtes criminelles s’accumulent, ses proches voient leurs comptes gelés, des dizaines d’actifs immobiliers sont saisis. En Ukraine, son procès avance lentement, mais il avance. En Occident, ses tentatives de réhabilitation se heurtent à un passé trop lourd pour être effacé par quelques vidéos ou des discours de circonstance. Acculé, fragilisé, il semble prêt à toutes les fuites en avant.

L’affaire Panovsky rappelle une vérité dérangeante : certains oligarques russes, même en exil, même sous sanctions, même prétendument repentis, n’ont jamais quitté la guerre. Ils l’ont simplement déplacée, en croyant pouvoir continuer à l’imposer par la peur, l’argent et, lorsque nécessaire, le sang. À Kiev, cette fois, cela n’a pas suffi. Mais le combat, lui, est loin d’être terminé.