
Opinion Internationale : Aziz Senni, en 2013, vous aviez publié « L’ascenseur social est toujours en panne… : Il y a du monde dans l’escalier ». Douze ans après, vous êtes à la tête du Forum économique des banlieues et venez de publier un nouvel ouvrage « Made in banlieue » chez Michel Lafon. L’ascenseur ou l’escalier social français est-il enfin en voie d’être réparé ?
Aziz Senni : Moi je ne travaille pas chez Otis et je ne me suis pas fait une spécialité de réparer les ascenseurs sociaux. Ce que je constate, c’est que ces dernières années, nos banlieues ont toujours été regardées de la même façon, à travers le prisme de la sécurité, de l’action sociale ou de l’urbanisme. Force est de constater qu’avec 18% de chômage, 42% de pauvreté, et tous les maux sociaux et sociétaux qui se sont développés depuis vingt ans, du narcotrafic au radicalisme, il faut faire autrement. Et dans cet « autrement », il y a le levier économique, totalement ignoré depuis des années.
Oui, le levier économique peut résoudre beaucoup de choses. Il ne résoudra pas tout, mais les mêmes méthodes conduisent aux mêmes résultats. Si on n’essaie pas autre chose, ça ne marchera pas.
Vous organisez les 27 et 28 novembre au Palais d’Iéna, siège du Conseil économique, social et environnemental, cette troisième assemblée de la Vème République, le Forum économique des banlieues, que vous appelez aussi Choose Banlieues. C’est quoi exactement ? Un Davos des laissés-pour-compte ?
Non, c’est tout le contraire ! Le concept, c’est de remettre la banlieue au centre de toutes les réflexions stratégiques en matière d’économie au niveau national. Depuis des années, on n’a pas pensé « économie » quand on pensait « banlieue ».
Avec des entrepreneurs, nous avons créé ce Forum avec la méthode et l’inspiration du Forum économique mondial de Davos.
Saluons d’ailleurs votre président d’honneur, Philippe Bourguignon, ancien co-président du World Economic Forum, co fondateur du Hope Global Forum, et dirigeant humaniste d’entreprises et investisseur à impact.
Oui, il est formidable et tellement inspirant.
Avec le Forum des banlieues, qui attend plus de 2000 participants, nous souhaitons inviter les élites économiques, politiques, administratives et les acteurs du développement de ces territoires à se rencontrer, se connaître et faire ensemble. Le temps du « vivre ensemble » est passé. Aujourd’hui, il faut agir ensemble. Faire ensemble notre économie, notre nation, notre avenir.
La banlieue, ce n’est pas l’économie des laissés-pour-compte. Je ne me victimise pas. L’État ne peut pas tout. Donc on se prend en main. Nous avons créé, avec l’Afnor, le label « Made in banlieue » pour certifier les entreprises. Il y a environ 250.000 TPE et PME dans les 1609 quartiers prioritaires. Elles représentent 75 milliards de chiffre d’affaires annuel. Ce label rappelle que la banlieue produit : services, industrie, informatique, culture. La banlieue contribue massivement au PIB.
Il manquait un événement national annuel pour parler économie et banlieue. Nous l’avons créé. Nous avons appelé cette édition Choose banlieues, parce que Choose France fonctionne bien mais moins de 2% des 100 milliards d’investissements étrangers vont dans ces quartiers. Ce n’est pas acceptable. Nous voulons notre part du gâteau. L’idée du forum est simple : remettre l’économie au centre pour assurer l’émergence de nos territoires.
Est-ce que les Français vous soutiennent ? Vous publiez un sondage exclusif de l’IFOP sur l’image de la banlieue auprès des Français. N’est-ce pas finalement les Français qu’il faut convaincre ?
Ce sondage commandé par la Fédération bancaire française et notre association « Quartier d’affaires » est très intéressant. Nous avons presque 60% de Français prêts à acheter des produits ou services labellisés « Made in banlieue ». C’est extraordinaire.
Les Français sont en avance sur les décideurs politiques et manifestent une solidarité à travers l’économie.
Un Français sur deux considère aussi que les banlieues sont des territoires d’avenir économique. Et près de six Français sur dix estiment que l’État n’a pas fait assez pour leur développement économique. Quand on regarde en détail, 62% de ceux qui affirment ce regard positif habitent en milieu rural. On est très loin du discours « on a trop fait pour la banlieue ». Les Français sont plus matures qu’on ne le croit.
Aziz Senni, n’êtes-vous pas un vrai libéral au sens entrepreneurial ? Et n’apportez-vous pas une forme de désaveu à toutes les politiques de la ville qui se sont déversées sur les banlieues depuis des décennies avec commisération et assistanat maladif ?
Ma réflexion est guidée par une seule chose : j’en viens, j’y ai grandi, j’y ai vécu, j’y travaille, j’y investis. Ma question est : comment fait-on émerger ces territoires ? Comment change-t-on la vie des gens ? La pauvreté amène beaucoup de maux. Et la lutte contre la pauvreté n’a pas cinquante solutions. Il n’y a plus d’argent public. L’emploi se crée dans les entreprises privées.
Soit vous aidez les TPE et PME déjà présentes à se développer, soit vous attirez des investisseurs en leur disant : bienvenue, venez investir. Cela n’a jamais été fait. Jamais la banlieue n’a été présentée comme une opportunité aux investisseurs.
Les Américains ont transformé Harlem et certains quartiers de Détroit. Pourquoi pas nous ? Le mot entrepreneur est français. Nous avons été un pays d’innovation. Réenchantons-nous ! Ce n’est pas une question de droite ou de gauche. C’est une question d’outil économique. Les gens veulent une fiche de paie, un frigo plein, payer leur loyer. Et cela passe par l’emploi. Je ne connais pas d’autre façon pérenne que la croissance économique, avec évidemment des garde-fous. Et il faut éviter une gentrification qui profiterait à d’autres qu’aux habitants.
Faut-il supprimer le ministère de la Ville et vous nommer ministre délégué à l’Économie des banlieues ?
C’est une des propositions que je formule dans mon livre « Made in banlieue » : créer un TOP, un grand ministère des « territoires d’opportunités productives » rattaché à Bercy. La politique de la ville, c’est une vision de grand-papa. Aujourd’hui, il faut un VRP national rattaché à Bercy, qui travaille du lundi au dimanche au développement économique des quartiers.
On ne mettra pas un CRS derrière chaque habitant, ni une assistante sociale, ni un coup de peinture ou une nouvelle tour. Ce que je connais comme méthode est simple : on bosse, on crée de la richesse, et on avance ! Essayons enfin le levier économique.
Aziz Senni, rendez-vous au CESE les 27 et 28 novembre, et dans votre livre « Made in banlieue » que nous recommandons à nos lecteurs.
Propos recueillis par Michel Taube




















