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04H41 - vendredi 14 novembre 2025

Pourquoi la Belgique reste paralysée face à l’islamisme : clientélisme politique, stratégies fréristes et aveuglements volontaires – Tribune de Lahcen Isaac Hammouch

 

Pourquoi la Belgique reste paralysée face à l’islamisme : clientélisme politique, stratégies fréristes et aveuglements volontaires

La Belgique est aujourd’hui l’un des pays européens les plus exposés à l’influence des mouvements islamistes, et pourtant l’un des moins déterminés à y faire face. Ce paradoxe n’est pas un hasard : il résulte d’un enchevêtrement d’aveuglements politiques, de calculs électoraux assumés, et d’une stratégie d’infiltration méthodique menée pendant plus d’un demi-siècle par des organisations se réclamant du frérisme. Le constat est aussi clair qu’inquiétant : certains partis politiques belges ont fermé les yeux, voire noué des alliances tactiques, avec des structures islamistes afin de conserver ou conquérir un électorat devenu décisif dans plusieurs grandes villes du pays. L’islamisme avance, là où la politique recule.

Pour comprendre cette dynamique, il faut revenir aux fondations intellectuelles du frérisme. Né en 1928 en Égypte sous l’impulsion de Hassan el-Banna, ce mouvement se présentait comme un courant anticolonial et spirituel. Mais dès ses débuts, il prend la forme d’une société secrète hiérarchisée, militante, dotée d’un programme politique total. Sa doctrine, nourrie par le Kitâb al-ḥiyal, érige en méthode la dissimulation (taqiya), l’entrisme, les stratagèmes politiques et la conquête progressive des sociétés de l’intérieur. Le frérisme fonctionne autour de trois piliers : la daʿwa (travail social et éducatif), l’implantation culturelle et politique graduelle, et l’influence sur la Oumma via les mosquées, écoles et réseaux transnationaux.

Loin d’être un bloc homogène, les « Frères musulmans » rassemblent un écosystème hybride : ONG, associations culturelles, réseaux éducatifs, imams, acteurs politiques, fondations internationales. Tous utilisent les libertés démocratiques pour introduire un projet idéologique rigoureusement incompatible avec les principes occidentaux : égalité, pluralisme, liberté de conscience, primauté du droit civil, neutralité de l’État.

Leur objectif ultime reste inchangé : reconfigurer les normes sociales, influencer les institutions, encourager la séparation culturelle et, à long terme, instaurer une forme d’ordre politique fondé sur la charia. Dans certaines branches du mouvement, l’idée d’un nouveau califat mondial en 2028 – cent ans après la fondation – n’est pas une utopie mystique, mais un horizon stratégique discuté.

L’implantation en Europe commence après la Seconde Guerre mondiale, puis s’accélère dans les années 1960-1970. En Belgique, ce phénomène croît de manière spectaculaire dans les années 2000, lorsque plusieurs communes voient émerger des réseaux fréristes solidement structurés. Bruxelles, Anvers, Liège ou Charleroi comptent désormais des quartiers où la pression communautaire, l’emprise religieuse et la fracture culturelle dépassent le simple cadre social pour devenir un enjeu politique majeur.

Partout ailleurs, l’Europe a fini par réagir. L’Autriche interdit le frérisme en 2021. La France, l’Allemagne, la Suède, l’Espagne et les Pays-Bas multiplient les dissolutions, contrôles de financements étrangers, interdictions d’orateurs, audits des associations. Dans le monde musulman, le frérisme est banni en Égypte, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, et depuis 2025 en Jordanie. Le Qatar débat de restrictions. Aux États-Unis, le Congrès examine un projet pour classer le mouvement comme organisation terroriste.

La Belgique, elle, reste immobile. La raison est dérangeante : dans plusieurs communes, l’électorat mobilisé via des associations proches des réseaux fréristes constitue désormais un réservoir de voix trop précieux pour certains partis politiques. Ce clientélisme, parfaitement assumé localement, neutralise toute initiative réelle.

Chaque tentative de contrôle des financements, d’encadrement des mosquées, de dissolution d’associations ou de surveillance renforcée se heurte à des accusations immédiates d’islamophobie, des pressions électorales, des calculs partisans, des tabous idéologiques, et souvent à une absence totale de courage politique.

Pendant ce temps, les rapports belges – Sûreté de l’État, OCAM, enquêtes parlementaires, fuites administratives – décrivent des réseaux organisés, disciplinés, dotés d’une stratégie d’influence à long terme. Les think tanks européens et belges (Vidino, Philippe Liénard, Chemsi Cheref Khan, Bergeaud-Blackler) alertent sur la progression d’un « extrémisme légaliste » qui affaiblit les démocraties en exploitant leurs propres failles.

Face à cela, les solutions existent. La Belgique pourrait, dès demain, combiner un cadre fédéral renforcé (incriminations ciblées, inéligibilité pour extrémisme légaliste, dissolution d’associations subversives sous contrôle judiciaire, audits financiers), un arsenal régional puissant (transparence obligatoire sur financements étrangers, clauses anti-extrémisme dans les subventions, suspension immédiate en cas de lien avec un réseau extrémiste), et une feuille de route opérationnelle (coordination interservices, fichiers d’alerte, interdictions d’orateurs, mécanismes d’audit préventif).

Aucun de ces outils ne remet en cause la liberté religieuse. Tous sont compatibles avec la Constitution et la CEDH. Tous sont utilisés dans d’autres pays occidentaux.

La Belgique ne manque ni de moyens, ni de diagnostics, ni de rapports officiels. Elle manque de courage politique. Tant que le clientélisme électoral primera sur la défense de l’État de droit, l’islamisme continuera de progresser là où la démocratie recule.

Protéger la démocratie implique parfois de nommer clairement ceux qui l’affaiblissent. Il est temps que la Belgique rompe avec cette paralysie volontaire.

Lahcen Isaac Hammouch est journaliste et écrivain belgo-marocain. Auteur de plusieurs ouvrages et tribunes, il s’intéresse aux enjeux de société, à la gouvernance et aux transformations du monde contemporain.