
Texte paru initialement le 14 juillet 2025 à la Une du site https://www.laissemoitedire.com/
À première vue, les accords de Bougival signés en juillet 2025 pourraient susciter, jusqu’aux Antilles françaises, un étrange mélange de fascination, d’enthousiasme et d’arrière-pensée statutaire. Car ce texte fondateur, qui encadre l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, dessine ce que d’aucuns appellent déjà « une indépendance en douceur », ou, pour reprendre un mot qui fait florès dans les coulisses : « une voie royale vers la souveraineté sans rupture. »
Mais attention. Ce chemin n’est ni reproductible, ni souhaitable pour nous, Antillais. Et il est essentiel de comprendre sans fantasmer, d’analyser sans plaquer, de distinguer nos histoires respectives sans céder aux amalgames qui font le lit d’un anticolonialisme populiste en quête de drapeaux, mais vide de projet viable.
Il faut reconnaître aux accords de Bougival une certaine audace : celle d’un compromis post-crise, trouvé après les violences de mai 2024. L’État, les indépendantistes et les loyalistes calédoniens ont accepté de rebattre les cartes autour d’un objectif inédit : transformer la collectivité en un État au sein de la République française, avec une double nationalité (française et calédonienne), une loi fondamentale locale, et une capacité d’action internationale encadrée.
Ce n’est pas encore l’indépendance, mais cela en a l’ossature politique, les attributs symboliques et la logique évolutive. Un jour viendra peut-être – dans 10, 15 ou 20 ans – où l’État de la Nouvelle-Calédonie demandera, via son peuple désormais défini par une nationalité propre, le transfert intégral des compétences régaliennes. Ce jour-là, La Nouvelle-Calédonie sera pleinement indépendante.
Mais ce choix se comprend à l’aune de l’histoire calédonienne : colonisation de peuplement, partitions ethniques, révoltes canaques, accords de paix successifs, référendums répétés. La société calédonienne s’est construite autour de la tension identitaire entre peuples autochtones et populations allochtones, entre terre et Histoire. Ce que l’accord de Bougival consacre, c’est cette complexité assumée, cette volonté de pacification.
Mais la Martinique n’est pas la Nouvelle-Calédonie.
Notre trajectoire antillaise, bien que marquée par l’histoire coloniale et l’exploitation esclavagiste, ne s’est pas structurée autour d’un conflit nationaliste interne entre deux peuples sur une même terre. Il n’y a pas, en Martinique, une nation autochtone en lutte contre un pouvoir d’occupation ou de substitution. Nous sommes une société métisse, archipélique, souvent fracturée socialement, mais unie dans la reconnaissance de sa citoyenneté française. C’est un fait, et c’est une force.
Nous n’avons ni la cohérence démographique, ni les ressources naturelles, ni les garanties d’autosuffisance, ni l’ancrage régional suffisant pour prétendre emprunter la même voie institutionnelle que le « Caillou ». Les sirènes d’un État martiniquais en rêve ne sont que cela : des mirages. Car si l’accord calédonien garantit à court terme le soutien financier de l’État, c’est aussi au prix d’un long processus de responsabilisation locale, de réforme des institutions et de structuration d’un projet économique solide.
Ce que l’on voit, en Martinique, c’est trop souvent l’envie du drapeau, sans l’exigence de l’intendance. L’idéologie sans le modèle. Ainsi laisse-t-on filer nos services de transport, de gestion des déchets, de l’eau et consorts tout en exigeant plus de pouvoirs, plus de « dus ».
Soyons lucides : les prochains mois verront émerger, dans nos radios, nos réseaux sociaux et nos tribunes locales, un regain de rhétorique anticolonialiste. On convoquera Bougival comme un précédent, un modèle, une promesse. On nous dira : « pourquoi pas nous ? », « à quand un État de la Martinique ? », « double nationalité martiniquaise ? ».
Mais ces slogans cachent mal l’absence d’analyse sérieuse sur ce qu’impliquerait un tel saut. Car l’État calédonien naît dans la douleur d’un compromis pacifié, là où certains chez nous rêvent d’émancipation sans effort. La Martinique bénéficie de transferts sociaux massifs, d’une appartenance européenne structurante, d’une stabilité juridique précieuse, d’un système de santé perfectible mais solide. Nos urgences sont d’abord économiques, éducatives, environnementales, pas institutionnelles.
Ce qui est en germe dans les accords de Bougival, c’est une indépendance douce, différée, institutionnalisée. Un processus que la République accepte pour apaiser, pour accompagner, pour ne pas brutaliser l’histoire.
Mais ce qui serait catastrophique, ce serait de voir naître aux Antilles une tentative d’indépendance honteuse, faite de double-jeu, d’ambiguïté, de drapeaux qu’on hisse à côté du tricolore pour mieux le faire tomber en silence.
Assumons notre cadre républicain en en faisant une force plutôt qu’une frustration. Acceptons l’idée simple qu’être français n’enlève rien à notre identité martiniquaise. Bien au contraire. Acceptons l’idée que les chemins d’unité sont bien plus avantageux que les voies de distanciation. Et assumons toutes nos responsabilités dans ce cadre clair.
Car nous n’avons rien à gagner à être en guerre avec nous-mêmes. Nous n’avons pas besoin de nous redéfinir comme nation, mais comme terre d’avenir. Le vrai combat, chez nous, n’est pas statutaire. Il est social, éducatif, écologique, économique. Et il commence par résister aux séductions du slogan et à la paresse de l’imitation.
Emmanuel de Reynal
Chef d’entreprise, écrivain, auteur du site https://www.laissemoitedire.com/


















