Il y a, dans les voix qui montent, une sincérité qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main. En Martinique, le RPPRAC tape du poing contre la vie chère. En Hexagone, “Nicolas qui paie” et “Les Gueux” incarnent une colère sociale grandissante, dans la veine des Gilets jaunes. Même détachées les unes des autres, ces mobilisations résonnent sur la même fréquence : celle d’un ras-le-bol profond, d’un sentiment d’abandon, d’un rejet des élites et d’un besoin vital de reprendre la parole.
Mais voilà : dans cette époque troublée, où l’ennemi ne bombarde plus mais infiltre, où la guerre ne se mène plus avec des blindés mais avec des narratifs et des réseaux sociaux, peut-on encore croire que ces colères sont juste spontanées ? Et surtout : que se passe-t-il quand nos fractures internes deviennent le carburant d’une stratégie extérieure de démolition ?
Les revendications sont réelles. Ici comme là-bas, les prix explosent, les aides régressent, les “actifs” se sentent pressurés. Ce n’est pas une illusion : le peuple n’a plus confiance. Il s’est laissé convaincre que là-haut, “ils” vivent hors-sol, qu’ils sont tous nuls ou impuissants. Et quand elles tombent, leurs décisions sont brutales, souvent injustes, rarement expliquées. C’est de là que naissent les mobilisations, dans cette plaie béante entre les gouvernés et les gouvernants. En Martinique, la colère contre la cherté de la vie ne date pas d’hier. En France, le cri des classes moyennes déclassées ne fait que prendre de l’ampleur.
Les leaders de ces mouvements ne sont pas forcément des marionnettes de l’étranger. Ce sont, pour beaucoup, des visages fatigués mais sincères. On aurait tort de les caricaturer. Ce qui émerge est d’abord un désespoir populaire, pas une opération de sabotage.
Mais dans cette clameur légitime, il y a un bruissement plus inquiétant. Celui de la guerre hybride. Celle qu’on ne voit pas, celle qui n’envoie ni missiles ni soldats, mais des algorithmes, des trolls, des récits toxiques. Et cette guerre, la Russie la mène contre la France, et contre d’autres démocraties occidentales. Le but ? Diviser, envenimer, enflammer.
L’arme ? Le désespoir lui-même. Car une société en souffrance est une société manipulable. Quand la méfiance devient paranoïa, quand le citoyen voit en son voisin un traître, en son commerçant un profiteur ou en son élu un bourreau, la nation vacille. Pas besoin d’inventer les colères : il suffit de les amplifier. Un message bien ciblé, une vidéo sortie de son contexte, un hashtag bien placé… et l’incendie se propage. Et en la matière, la Russie et ses affidés (comme l’Azerbaïdjan) sont des champions toutes catégories.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que “Les Gueux” ou “Nicolas qui paie” seraient téléguidés depuis Moscou. Rien ne permet de le dire. Mais ce qui est certain, c’est que ces mouvements évoluent dans une atmosphère saturée de narratifs contaminés, de partages viraux, de polarisations alimentées. L’ampleur qu’ils prennent, la vitesse de leur cristallisation, le durcissement de leur ton : tout cela s’inscrit dans un terrain fragilisé par des opérations d’influence et de désinformation que les experts en cybersécurité ne cessent de documenter.
Alors que faire ? Se taire ? Se soumettre ? Certainement pas. La contestation est un droit, un devoir même. Mais dans un monde où la guerre est devenue insidieuse, la dignité commence par la lucidité. Et cette lucidité commande une posture nouvelle : savoir protester sans se laisser instrumentaliser. Dénoncer, sans alimenter la haine. Résister, sans se fragmenter.
En Martinique, nous savons ce que la fracture coûte : elle isole, elle divise, elle nourrit les prédateurs et les marchands d’armes. La parole collective est précieuse, mais elle peut être pervertie. Si le peuple veut rester souverain, il doit apprendre à écouter ses propres douleurs sans prêter sa voix à ceux qui souhaitent sa chute.
Dans ce tumulte, il ne s’agit pas de choisir entre silence et soumission, mais entre aveuglement et clairvoyance. Protester, oui. Mais veiller aussi. Veiller à ne pas jeter le bois de nos douleurs dans le feu d’une guerre qui ne dit pas son nom.
Car si certains contestent que la guerre des chars est encore loin de nos portes, celle des intoxications cognitives a déjà franchi nos cerveaux. Et de ce seul point de vue, nous pouvons dire sans ciller que nous sommes en guerre.
Alors, si c’est le cas, choisis ton camp, camarade !
Emmanuel de Reynal
Chef d’entreprise, écrivain, auteur du site https://www.laissemoitedire.com/

















