Le couple politique Marine Le Pen – Jordan Bardella, inédit dans la Ve République, fait figure d’exception dans une droite souvent minée par les querelles d’ego. Mais cette entente de façade pourrait bien voler en éclats à mesure que se rapproche l’échéance présidentielle. Car derrière les sourires et les images d’unité diffusées chaque jour, les lignes de fracture idéologiques apparaissent, menaçant l’équilibre d’un Rassemblement national que rien ne semble aujourd’hui pouvoir freiner… sauf lui-même.
Le premier grand clivage porte sur la souveraineté nationale. Le Pen refuse désormais de parler de « Frexit », mais continue de fustiger la soumission à Bruxelles. Bardella, plus prudent, adopte une stratégie de « désobéissance ciblée » à l’européenne. Une façon de rassurer l’électorat de droite classique tout en évitant la panique des marchés. Cette ambivalence stratégique pourrait devenir intenable dans une campagne présidentielle où la clarté doit être reine pour gagner. Au sein des députés RN et des conseillers les plus influents de deux leaders, des partisans du Frexit n’osent pas encore s’exprimer mais, en off de off, ils n’en pensent pas moins.
Autre point de discorde : l’économie. Le programme social de Marine Le Pen – baisse de la TVA, retraite à 60 ans pour certains, renationalisations – la rapproche davantage de Georges Marchais que de Margaret Thatcher. Marine Le Pen estla Georges Marchais de 2025 : contre l’immigration massive, pour un programme économique socialiste.
Jordan Bardella, lui, cultive un profil plus libéral et pro-entreprise, assumant une ligne de droite économique à la Ciotti ou à la Fillon. Deux visions de l’économie française s’affrontent donc déjà en coulisses.
Et que dire des relations internationales ? Marine Le Pen continue de plaider pour un rapprochement avec la Russie de Vladimir Poutine, quand Bardella, plus soucieux de respectabilité atlantiste, tente de se distancier de cette ligne jugée trop sulfureuse par certains cadres européens du RN.
La société française, elle aussi, fracture le mouvement : droit de mourir dans la dignité, GPA, PMA, bioéthique… Marine Le Pen, qui a assoupli ses positions au fil des ans, se montre ambiguë, parfois presque progressiste. Bardella, lui, fait davantage de l’ordre moral un marqueur identitaire. De quoi alimenter les tensions dans un parti où les jeunes générations se veulent souvent plus droitières que leurs mentors.
Enfin, la question de la remigration – sujet explosif mais central pour une partie de l’électorat – oppose les tenants d’un discours dur et d’un programme d’expulsion massive, aux partisans d’une ligne plus « présidentialisable ». Bardella, là encore, joue la carte de la respectabilité, là où Marion Maréchal (en embuscade, depuis Reconquête) pousse pour une ligne plus assumée.
Et derrière les idées, il y a les hommes : les proches de Marine Le Pen – Louis Aliot, Jean-Philippe Tanguy, Andréa Kotarac – incarnent une ligne historique, un attachement viscéral à la famille Le Pen et à l’ADN du parti.
Les fidèles de Jordan Bardella – Alexandre Loubet, Julien Odoul, Thomas Ménagé – constituent un jeune clan, plus technocratique, plus calibré pour les médias, plus compatible avec le pouvoir.
Alors, la guerre de succession a-t-elle déjà commencé ? Oui, à bas bruit. Et comme souvent dans l’histoire des partis populistes, ce ne sont pas leurs adversaires qui les détruisent, mais leurs propres contradictions. Si le RN ne tranche pas ses dilemmes, il risque, paradoxalement, d’échouer au seuil du pouvoir. Un rêve présidentiel peut aussi mourir de ses querelles intestines.
Michel Taube