En Guadeloupe, l’eau du robinet n’est plus un simple service public, mais un gouffre financier aux contours vertigineux. Dans un rapport provisoire de 128 pages que s’est procuré le « Courrier de Guadeloupe », la chambre régionale des comptes (CRC) fustige le Syndicat Mixte de Gestion de l’Eau et de l’Assainissement de Guadeloupe (SMGEAG), épinglé tant pour sa constitution hasardeuse que pour sa gouvernance défaillante.
Créé en toute hâte par l’État et les collectivités, le SMGEAG a absorbé des dizaines de collaborateurs « sans compétence dans l’eau et l’assainissement ». Résultat d’un mécano institutionnel bâclé : un effectif deux fois plus important que celui des régies d’eau nationales, et une masse salariale devenue hors de contrôle. Pour la CRC, le chantier nº 1 est clair : réduire les troupes, redéployer les agents selon un organigramme cible, faute de quoi le service sombrera dans un déficit chronique.
Car les chiffres sont sans appel : entre 2021 et 2023, le taux d’impayés a grimpé à 36 % du total des clients. Avec pour corollaire un recouvrement de seulement 133 millions d’euros de factures au lieu de 207 millions attendus si le SMGEAG avait atteint le niveau moyen français. Ce manque à gagner plombe l’équilibre : l’agence ne finance que 75 % de ses charges courantes, et l’investissement indispensable au maintien du réseau est assuré – à grand renfort d’emprunts et de subventions – par le contribuable. Or la loi l’exige : le service de l’eau doit « se suffire à lui-même tant pour l’exploitation que pour l’investissement ».
Malgré des aides exceptionnelles de l’État et des subventions de fonctionnement, le déficit cumulé atteint désormais plus de 37 millions d’euros sur ces trois années. Le rapport anticipe un scénario encore plus alarmant : si rien ne change, le SMGEAG pourrait accumuler un trou de 130 millions d’euros d’ici 2028, avec un manque de financement évalué à 20 millions par an.
Pour sortir de cette spirale, la CRC ne se contente pas de dresser un diagnostic : elle liste une série de mesures correctrices : resserrement de la politique tarifaire pour améliorer le recouvrement, rationalisation des achats, réduction drastique de la masse salariale, renforcement des procédures de relance des impayés, et mise en place d’un pilotage plus rigoureux des investissements. L’objectif affiché : restaurer l’autonomie financière du service d’eau courant et stopper l’hémorragie budgétaire.
Mais au-delà des préconisations formelles, c’est tout un modèle de gestion qui est remis en question. Avec un personnel pléthorique et peu formé, un taux de recouvrement parmi les plus bas de France, et des finances publiques ponctionnées à hauteur de dizaines de millions d’euros, la Guadeloupe apparaît comme le terrain d’un gâchis organisé. Les habitants, eux, n’en voient que la facture : des factures impayées, donc plus élevées pour ceux qui règlent, et un service d’eau dont la qualité risque de s’effriter faute de moyens pour entretenir le réseau.
Ce rapport d’observations, encore provisoire, sera bientôt transmis au SMGEAG, qui disposera de deux mois pour réagir et présenter ses observations. Entre-temps, la balle est dans le camp des élus et des dirigeants du syndicat : oseront-ils enfin prendre la mesure de la crise et restructurer leur maison ? Ou laisseront-ils l’eau continuer de couler à flot… dans leurs déficits ? La Guadeloupe, à l’heure où l’accès à l’eau potable reste un défi permanent, mérite une réponse digne de son urgence.
Patrice Clech