
Feeding by Ulyssse https-//www.teoranaho-fape.org/accueil
Margaux n’oubliera jamais le goût de l’adrénaline mêlé à la chair de poulpe quand, le jour fatidique, elle est sortie de l’eau, le bas du dos lacéré par deux requins pointes noires. Ce n’était pas un acte isolé d’agression sauvage ; c’était l’écho d’un « feeding » clandestin, une mixture de restes de poissons déversée par un prestataire touristique à quelques mètres à peine du banc de sable de Tiahura. Là où la réglementation – limpide depuis la loi du Pays d’octobre 2017 – interdit formellement tout nourrissage ou attirance des espèces marines, l’appâtage se pratique pourtant en toute impunité, modifiant le comportement des squales et transformant une baignade ordinaire en exercice de survie.
Quand les gendarmes de Moorea ont entendu son récit, ils ont poliment suggéré une main courante. Selon eux, puisqu’elle frayait avec les encres du poulpe et non directement avec un morceau de poisson lancé à l’eau, sa blessure n’était pas liée au délit de nourrissage. Margaux, biologiste marine depuis dix ans à Tahiti, a dû insister jusqu’à son retour sur la Presqu’île, où la gendarmerie de Taravao a enfin enregistré sa plainte. Quelques jours plus tard, le parquet ouvrait une enquête pour « blessures involontaires » et « mise en danger d’autrui par violation d’une obligation réglementaire ».
Aujourd’hui, tandis qu’elle s’apprête à rencontrer un légiste, la jeune femme espère que son calvaire réveille les autorités et les plongeurs : « Le feeding ou le smelling excite les requins, et c’est un terreau fertile pour les accidents. Il suffit de quelques secondes d’inattention pour se retrouver face à face avec un squale affamé. » Ses 38 points de suture racontent l’urgence : ce n’est pas un risque abstrait, mais un danger palpable qui guette tout un chacun sur ce site pourtant classé parmi les plus prisés de Polynésie.
Sur le banc de Tiahura, les herbes marines bruissent soudain comme un avertissement. Les clients des tours opérateurs, masqués de crème solaire et fascinés par le ballet des raies, ignorent qu’un geste mal dosé suffit à réveiller l’instinct prédateur. Les prestataires, eux, savent qu’un peu de poisson assassine la barrière naturelle entre l’homme et la bête. Pourtant, en l’absence de sanctions effectives et avec une Direction de l’Environnement dépassée, le business du « requin-safari » prospère dans le flou juridique.
Pour Margaux, l’enjeu dépasse son propre accident : c’est tout le territoire qui sombre dans un dérèglement écologique et sécuritaire. À chaque brassée, la loi du Pays clame « interdit », mais les gendarmes et les agents de l’environnement ferment les yeux, faute de moyens ou de volonté politique. Le paradoxe est glaçant : une loi exemplaire sur le papier, une application quasi nulle sur le terrain.
Le visage encore marqué par la brûlure du sel et de la douleur, Margaux s’accroche à l’espoir d’un réveil collectif. L’enquête en cours doit faire plus que chercher un coupable ; elle doit permettre une prise de conscience. Sans quoi, le prochain nageur pourrait ne pas avoir sa chance. Car dans ces eaux turquoise, le plaisir du grand bleu côtoie désormais l’ombre d’une mâchoire prête à claquer. Et tant que le feeding continuera, personne ne pourra garantir que le festin ne se transformera pas en drame.