Pendant 240 jours, Matthieu Juncker a vécu seul sur l’atoll d’Ana’a, dans l’archipel des Tuamotu, loin de tout, uniquement en compagnie des oiseaux et des poissons qu’il étudiait. Biologiste marin basé en Nouvelle-Calédonie, ce quadragénaire s’est offert cette immersion extrême dans le cadre d’un projet soutenu par l’Agence française de développement (AFD) et piloté par la commune de l’atoll via l’appel à projets TeMeUm. L’idée qu’il défend aujourd’hui ? Que seuls la durée et l’intimité avec l’environnement offrent une connaissance véritable, au-delà des chiffres.
Sur ce motu balayé par les alizés, Matthieu Juncker a enregistré des relevés scientifiques, noté la température de l’eau à six mètres de profondeur – qui a culminé à 30,5 °C pendant plus de cinq semaines – et suivi l’état des coraux. Il constate que près d’un tiers du récif s’est effondré suite à une vague de chaleur marine sans précédent. « La donnée brute est utile, mais la voir mourir sous mes yeux a déclenché une émotion profonde », confie-t-il, évoquant la douleur d’assister, impuissant, au blanchissement massif des coraux.
Son deuxième chantier concerne le « titi », ou chevalier des Tuamotu, un oiseau endémique dont la population est passée d’environ 185 individus en 2003 à soixante en 2024. Juncker prépare deux articles : l’un sur l’effondrement démographique, l’autre sur des comportements inédits – comme des déplacements en mer pour se nourrir –, qui contredisent la littérature établie. « Beaucoup de choses que je croyais immuables se sont révélées fausses », admet-il.
Au-delà de la recherche, cette expérience fut une épreuve personnelle. Les tempêtes nocturnes, capables de déplacer des centaines de mètres cubes de sable, l’ont confronté à l’imprévisibilité de la nature. « Je me sentais si insignifiant sous ce ciel étoilé », se souvient-il. L’isolement, parfois « un poignard dans le ventre », l’a aussi rapproché d’un sentiment d’appartenance au vivant, d’une « hypersensibilité » à chaque battement de vague, chaque vol d’oiseau.
En mai 2024, alors que l’insurrection éclatait en Nouvelle-Calédonie, l’impossibilité de contacter ses proches le contraint à interrompre son séjour. Un mois et demi plus tard, il réembarque pour achever sa mission, déterminé à boucler ses observations. À son retour fin février, il entame une tournée de conférences et travaille à un film, actuellement en montage à Paris, pour partager son vécu – convaincu qu’« une exploration ne vaut que si elle est partagée ».
Son passage a déjà inspiré la création, le 15 janvier, d’une association locale dédiée à la protection des atolls fragiles, qui compte 180 adhérents issus des motus voisins. Pour Matthieu Juncker, ce foisonnement d’initiatives montre la voie : si la science fournit les faits, c’est l’expérience immersive qui façonne la conscience écologique. À une époque où l’urgence climatique appelle des solutions concrètes, sa leçon est limpide : repenser notre lien au vivant exige de s’extraire du « tout virtuel » et de vivre, pendant plusieurs saisons, le mystère et la beauté de la nature.
Patrice Clech