À la croisée de l’enquête historique, du roman policier et du récit d’aventures, Les Mystères de Fort-Royal est un hommage vibrant à une figure méconnue de l’histoire abolitionniste française : Joseph France, officier de gendarmerie devenu député de la Martinique en 1848.
William Vaquette, ancien commandant de la gendarmerie nationale en Martinique de 2021 à 2024, livre ici une fresque romanesque portée par une documentation rigoureuse et un souffle littéraire saisissant.
Les mystères de Fort-Royal est à lire pour comprendre la Martinique d’aujourd’hui.
Tout débute le 4 mai 1869, dans l’église d’Albestroff, en Moselle, lors des obsèques du commandant Joseph France. Tandis que l’abbé Anselm célèbre l’office, une mystérieuse femme noire vêtue de deuil se tient à l’écart, accompagnée d’un jeune mulâtre et d’une vieille dame. Qui sont-ils ? Que viennent-ils faire dans ce village lorrain ? Très vite, le passé ressurgit. Par un subtil effet de miroir entre passé et présent, l’auteur remonte le fil de la vie extraordinaire d’un homme simple devenu héros malgré lui.
Issu d’une famille modeste de Moselle, Joseph France entre dans l’armée sous l’Empire en 1813. Il combat avec bravoure, est blessé à Montereau, et gravit peu à peu les échelons de la hiérarchie militaire. Après une carrière exemplaire dans diverses compagnies de gendarmerie à travers la France, il est nommé en 1843 commandant des forces de gendarmerie en Martinique, colonie française où l’esclavage règne encore en maître.
À son arrivée, il découvre une société hiérarchisée, violente, où la condition des esclaves est marquée par la brutalité, l’humiliation et le silence imposé. Peu à peu, confronté aux abus et à l’inhumanité du système esclavagiste, Joseph France se radicalise. Il ordonne aux gendarmes de recueillir les plaintes des esclaves, heurtant de front les intérêts des planteurs et des autorités coloniales. Son zèle lui vaut d’être mis à l’écart, puis contraint à l’exil. Mais ce bannissement ne fait que renforcer sa détermination.
Son enquête sur la mort suspecte d’une esclave et la légende d’un trésor d’Église disparu depuis la Révolution, dissimulé peut-être sous la gendarmerie de Fort-Royal, sert de trame à une intrigue policière qui traverse le roman en filigrane. À travers ce prétexte narratif, Vaquette interroge les rapports entre pouvoir, secret, religion et superstition dans un monde colonial rongé par la peur et les croyances. Franc-maçon, homme des Lumières et militaire rigoureux, Joseph France devient un personnage shakespearien, pris entre son devoir, ses idéaux et ses sentiments.
Car c’est aussi une histoire d’amour que raconte Les Mystères de Fort-Royal. Celle, pudique et tragique, entre Joseph France et Milabelle, une femme libre de couleur devenue sa secrétaire. Capturée enfant dans le golfe de Guinée par des trafiquants Aros, promise au sacrifice rituel, vendue, puis clandestinement débarquée en Martinique, Milabelle incarne la tragédie de l’esclavage africain dans toute sa cruauté. Sa beauté, son intelligence, sa force de caractère séduisent Joseph autant qu’elles l’éclairent sur la réalité du monde colonial.
Milabelle n’est pas qu’un personnage romanesque : elle est la mémoire incarnée de l’Afrique blessée. Par son témoignage, le roman aborde sans détour la traite intra-africaine, la hiérarchie raciale entre peuples, les pratiques sacrificielles et les réseaux religieux et commerciaux d’un esclavage millénaire. À travers elle, William Vaquette évite toute vision manichéenne : si l’Europe est responsable de l’organisation et de la pérennisation de la traite transatlantique, l’Afrique, elle aussi, y a participé, dans un système d’alliances, de rivalités et d’intérêts marchands cyniques.
De retour en métropole, Joseph France publie La vérité et les faits de l’esclavage à nu dans ses rapports avec les maîtres et les agents de l’autorité, ouvrage courageux qui documente les abus constatés en Martinique. Il y dénonce l’inaction du pouvoir, l’hypocrisie des élites, l’omerta des tribunaux.
Ce livre attire l’attention de Victor Schœlcher, figure emblématique du combat abolitionniste. Ensemble, ils embarquent pour le Sénégal, afin d’étudier l’esclavage musulman et d’y nourrir leur réflexion politique.
Le roman prend la forme d’un huis clos maritime, une traversée transatlantique sur le navire Anna, où les deux hommes confrontent leurs idées, leurs doutes, leur foi en la République. Leurs dialogues sont riches, philosophiques, souvent poignants. Joseph France confie ses souvenirs de la Martinique, ses peurs, ses échecs, son amour pour Milabelle. Le voyage devient une quête spirituelle autant qu’un combat politique.
L’apothéose du récit est atteinte le 9 août 1848, lorsque Joseph France est élu député suppléant de la Martinique, colistier de Schœlcher à l’Assemblée constituante de la Seconde République. C’est une consécration tardive, mais symbolique. L’ancien gendarme mosellan, devenu soldat de l’humanité, entre dans l’Histoire.
Presque deux cent ans après, l’homme, dont on ne connaît aucun portrait ni photo, sort peu à peu de l’oubli. Depuis le 9 juillet 2024 la caserne de gendarmerie de Fort-de-France porte officiellement le nom de Joseph France, grâce aux efforts déployés notamment par William Vaquette. Son roman ravive également, bien entendu, sa mémoire.

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On le ressent à la lecture du livre : l’auteur est tombé amoureux de la Martinique et, au fond, il ne l’a pas quittée, comme il nous l’explique dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Le roman dresse aussi un portrait saisissant de la Martinique du XIXe siècle : ses paysages, ses senteurs, sa langue créole chantante, ses douleurs enfouies. Le folklore, les croyances, le quimbois, les tensions sociales, les élans de fraternité y sont décrits avec minutie, rendant hommage à une terre belle et tourmentée.
Les Mystères de Fort-Royal est un roman nécessaire. Il explore les racines de l’oubli, restitue la dignité à ceux que l’Histoire a effacés, et fait dialoguer mémoire coloniale, justice, et réconciliation. La récente décision de baptiser la caserne de gendarmerie de Fort-de-France du nom de Joseph France, soutenue par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, donne à ce récit toute sa résonance contemporaine.
Un livre bouleversant, érudit, essentiel.
Michel Taube