Une mémoire romanesque est souvent plus vivante que des repentances flagellatrices et destructrices ! Comme l’écrit le romancier Emmanuel de Reynal, dans son dernier livre qui vient de paraître, et dont Opinion Internationale publie des extraits : « N’oublie jamais qu’un fait historique ne peut s’expliquer pleinement en dehors de l’étude de son moment. Cela pourrait faire de toi un brûleur de livres et un déboulonneur de statues. »
Mieux vaut donc lire et partager pour connaître notre histoire et mieux vivre avec les souffrances du passé. Ainsi, dans le cadre enchanteur mais chargé de la Martinique, « Les chemins de Gabriel », qui prolonge « Recta Linea », explore les méandres de l’âme humaine à travers l’histoire de Gabriel, un homme en quête de rédemption et de compréhension de ses origines. A la suite du départ de sa femme Emma, Gabriel, accablé par la solitude, se replonge dans les souvenirs de son passé et les mystères de sa famille.
Tout commence par une lettre anonyme, signée « Ta marraine », qui réveille en lui des souvenirs enfouis et l’entraîne dans une correspondance énigmatique. C’est la première d’une longue série épistolaire qui lui ouvre progressivement les yeux sur le monde qui l’entoure.
Chacune de ces lettres est une invitation à un voyage introspectif, mêlant les origines de la vie, les événements marquants de l’Histoire et les conflits intérieurs. À travers les récits de son enfance, les secrets familiaux dévoilés et les réflexions philosophiques qu’imposent ces lettres, Gabriel commence à démêler les liens complexes entre son héritage créole et l’universalité des luttes humaines.
Avec une prose poétique et dense, « Les chemins de Gabriel » nous transporte dans un univers où passé et présent s’entrelacent, où les souvenirs sont autant de clés pour se comprendre soi-même. Ce roman interroge les notions d’identité, de transmission, et de résilience face aux failles du quotidien.
L’histoire se répète à l’infini mais toujours sous de nouvelles formes ! Comme par intuition, Emmanuel de Reynal évoque, au détour d’un chapitre trois morts à Fort-de-France en 1959… Alors même qu’il y a une semaine, en cette année 2025, trois jeunes étaient abattus dans la capitale martiniquaise…
L’auteur propose un voyage littéraire à la croisée des âmes, qui révèle la profondeur des relations humaines et la richesse de la culture créole.
Un livre qui construit une œuvre riche déjà de dix livres, dont cinq romans. Emmanuel de Reynal, future voix des Outre-mer ?
Michel Taube
Extraits de « Les chemins de Gabriel » :
« Fort-de-France, décembre 1959. Trois morts que l’on attribue aux gendarmes, quelle tristesse, mais quel mensonge ! »
« C’est alors que la pointe blanche d’une image attira son attention. C’était une photo libre, perdue dans les dernières pages de l’album. Elle montrait une scène de manifestation enfumée, des visages hurlants, des poings levés, des drapeaux. Gabriel la saisit, la scruta un instant, puis retourna l’image. Au dos était inscrite la phrase suivante : « Fort-de-France, décembre 1959. Trois morts que l’on attribue aux gendarmes, quelle tristesse, mais quel mensonge ! ». Gabriel avait entendu parler de cette histoire. C’est Jojo qui lui avait raconté. Cette année-là, une émeute avait éclaté dans la ville à la suite d’une altercation entre un gendarme blanc en civil et un motocycliste noir. Ce qui n’était alors qu’un banal accrochage routier allait dégénérer en bataille raciale. Le ton était monté, et pour éviter l’escalade, les gendarmes avaient été rapatriés dans leur camp de base. Mais, comme une tache d’huile, les mauvaises rumeurs s’étaient répandues et avaient allumé l’esprit de révolte. Il y eut alors des combats de rue et des affrontements violents avec les policiers de la ville. On vit monter des flammes, on sentit des odeurs de fumée, on entendit des coups de feu. Trois jeunes manifestants furent tués par balles. « Les CRS n’y étaient pour rien. Ils dormaient dans leur caserne », lui avait affirmé son vieil ami Jojo que le hasard avait fait témoin des événements. « J’avais fugué du collège ce jour-là, avait-il précisé à Gabriel. Je traînais sur la Savane, j’ai tout vu : la première bousculade, la première pierre, la première fenêtre brisée… La violence s’est réveillée sans vraie raison, comme une explosion spontanée ». Pendant trois jours, le pays était à feu et à sang. Les esprits brûlaient de fureur. On cassait, on incendiait, on frappait. La police locale eut du mal à rétablir l’ordre. Et parce que les faits s’inclinent parfois devant la volonté, on parvint à donner au désordre les allures d’une révolution, et aux émeutiers des habits de résistants. Tant pis si les balles tueuses étaient sorties des canons martiniquais, il fallait de bons coupables bien blancs, bien français. Aux dires de Jojo, cette séquence avait été réécrite afin d’inventer le crime des gendarmes de France, et par extension, de dénoncer la violence coloniale. Très vite, cette version « politique » s’était imposée en vérité officielle au point que 1959 était devenue une date symbole du colonialisme meurtrier. Depuis ce jour, les gendarmes des Compagnies Républicaines de Sécurité, les fameux CRS, sont « interdits » de présence dans l’île. L’indépendantisme politique était donc né d’un demi-mensonge. »
Et quelques chapitres plus loin…
La tentation d’Haïti :
« Il y a aussi la tentation d’Haïti », lui avait confié le vieux Marcel un soir de veille où leurs discussions avaient dérivé sur le terrain glissant des relations sociales. « C’est une nouvelle fierté qui puise dans des racines africaines pour mieux s’affranchir des influences créoles. C’est un chemin de radicalité qui mène vers l’indépendance, comme un ultime affranchissement arraché à la tutelle française. » La tentation d’Haïti était un Graal dangereux qui mettait la question raciale au cœur du projet politique. Un populisme qu’enflammaient les pulsions racistes et qui trouvait ses alliés dans les partis les plus extrêmes et les gangs les plus violents. « Je ne devrais pas te le dire, mais les cartels nous aident… », concluait le vieux Marcel dans une ultime rasade.
À tous nos vieux démons s’ajoutait en effet celui de la drogue. Depuis que les États-Unis s’étaient mis à consommer du Fentanyl, les pays d’Amérique du Sud, producteurs de cocaïne, cherchaient de nouveaux débouchés en Europe. Et ils avaient trouvé leurs voies de passage : les Antilles et la Guyane qu’un pont vivant reliait au continent. Ils avaient ouvert les portes françaises à grands coups de subversion, de déstabilisation et de corruption active : acteurs du port, agents de police et même quelques élus locaux formaient une chaîne complice qui déversait la mort de l’autre côté de l’Atlantique, laissant brûler ici de mortelles commissions.
Souffrances, sentiments d’injustice, identitarisme, tentation d’Haïti, drogue… les tensions avaient mille sources.