Avec la Chine et certains Etats américains, les Etats du monde arabe et/ou musulman conservent tous la peine de mort dans leur code pénal et certains, comme l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Irak et le Pakistan, procèdent à de nombreuses exécutions chaque année.
C’est un poncif de considérer que l’islam justifie la peine de mort. Comme l’Eglise catholique la justifia pendant presque deux mille ans (jusqu’au revirement révolutionnaire de Jean-Paul II dans les années 80).
Et c’est pourquoi aucun pays musulman n’ose l’abolir, de crainte de se mettre en porte-à-faux avec le Coran et l’islam. Seuls le Sénégal en 2004 et la Turquie (mais Erdogan menace de la rétablir), pays où la population est à majorité musulmane, ont aboli la peine capitale.
A l’occasion de la Journée mondiale contre la peine de mort du 10 octobre, et convaincus que seul un débat théologique permettra de faire bouger les lignes dans le monde arabe et/ou musulman, Michel Taube propose des arguments théologiques qui permettraient d’en finir avec une justice qui tue du point de vue de l’islam. Une manière aussi de se plonger dans la connaissance d’une religion qui doit savoir faire sa propre révolution intérieure pour que la modernité l’emporte sur les doctrines salafistes et fondamentalistes.
Cet article en deux parties, est tiré d’une longue étude publiée dans « Abolir » en 2007 par Gwendoline Abou-Jaoudé, chercheuse, Youssef Madad, militant abolitionniste marocain, et Michel Taube, fondateur d’Ensemble contre la peine de mort.
Une étude pour ouvrir le débat, développer l’esprit critique et bâtir un Islam, au moins de France, moderne et compatible avec les valeurs de la République.
« Quiconque fait périr une vie humaine non coupable de meurtre ou de grave corruption sur la Terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes, et celui qui sauve la vie d’un homme, c’est comme s’il avait sauvé tous les hommes »
Sourate AL Maida, 5 :32.
« Ne tuez point la vie humaine que Dieu a faite sacrée »
Sourate A Isra, 17 :33.
La revendication de l’abolition de la peine de mort est devenue universelle. La plupart des démocraties reconnaissent que cette peine viole les droits fondamentaux et ne contribue en rien à réduire la criminalité. De nombreux peuples et des organisations intergouvernementales agissent sur la scène internationale pour que de nouveaux pays rejoignent la centaine d’États abolitionnistes de la planète.
Malgré l’ampleur de ce mouvement qui touche tous les continents, aucun pays d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient n’a aboli la peine de mort à ce jour. Heureusement, la quête d’arguments appropriés pour justifier la revendication universelle d’abolition s’exprime de plus en plus dans cette région du monde. Des États de la rive sud de la Méditerranée évoluent, réduisent ou cessent les exécutions, envisagent des réformes pénales, voient certains de leurs dirigeants exprimer leur opposition personnelle à la peine de mort. Le phénomène est récent : des voix du monde arabe, des voix de l’islam également, s’expriment de plus en plus pour demander l’abandon définitif de la peine de mort.
Disons-le avec force : un pays arabe ou un pays qui se fonde sur le droit musulman finira par abolir la peine de mort! Inscrire l’universel dans le particulier, convaincre là où la peine de mort est encore appliquée, tel est notre défi ici et maintenant ! Prendre en compte les particularismes politico-culturels pour qu’ils s’approprient les principes fondamentaux auxquels nous croyons tous est un impératif intellectuel et politique.
Si nous voulons que la peine de mort disparaisse de façon universelle, il faut que l’abolition parle aux Chinois, aux Américains, aux Arabes, comme elle a parlé aux Sud-Américains et aux Européens. C’est notamment dans leur histoire, confrontée aux préceptes universels aujourd’hui mondialement diffusés, que de nouveaux pays trouveront leur source de l’abolition de la peine de mort. Précisons que cette approche régionale est notamment souhaitée par les abolitionnistes de nombreux pays arabes qui travaillent à créer un réseau abolitionniste interarabe, et que le même phénomène est constaté en Asie avec la création d’un Réseau asiatique d’abolitionnistes, ADPAN, et en Afrique des Grands Lacs.
Cependant, dans le contexte arabe (mais qui va bien au-delà des pays arabes), nous ne pourrons efficacement et durablement lutter contre la peine de mort sans aborder de façon argumentée un double débat, juridique d’une part et théologique d’autre part, sur l’application de la peine de mort en terre d’islam. Les historiens, les nouveaux penseurs musulmans, les éminents juristes, les responsables des différents départements de la Justice et les acteurs de la société civile, doivent oser débattre sereinement des enjeux de fond que recèle l’application de la peine de mort dans la région ainsi que des bases sur lesquelles pourrait se fonder son abolition. Ces débats de fond ont une portée religieuse, nécessairement.
Dans cette région du monde, la Charia islamique constitue une des sources des codes et des lois, lorsqu’elle n’en est pas la source exclusive. L’interaction entre le droit et la religion est telle que le Code pénal de nombre des pays concernés ne saurait évoluer sans un travail intellectuel et religieux fécond.
Des raisons d’abolir la peine de mort du point de vue de l’islam, tel est le défi de cet article.
Islam, pour un débat autour de la peine de mort
Les pays des mondes arabe et musulman se caractérisent par l’existence – à côté du droit positif pour certains pays et de façon exclusive pour d’autres – d’une source de droit particulière, de nature divine, qui est la Charia (dimension qui permet d’élargir le débat à d’autres pays tels que l’Iran, l’Indonésie et le Pakistan où la peine de mort est toujours fortement appliquée).
Dans les pays où l’islam est religion d’État, on pourrait penser que le droit à la vie inhérent à chaque être humain, trouve certaines de ses limites dans les textes d’origine divine, révélés aux hommes pour mieux réglementer la vie à l’intérieure de la société et la protéger des agissements humains les plus dangereux.
Il existe, en effet, en matière pénale plusieurs délits dont les peines répondent en partie à la loi du Talion. Des sanctions telles que l’amputation, la peine de mort sont effectivement prévues à l’encontre des crimes majeurs.
Cependant, des voix de l’islam (spécialistes et docteurs du droit musulman mais également des religieux) s’élèvent aujourd’hui pour appeler à une pratique de l’islam allant dans le sens d’une justice pénale plus humaine et pour en appeler à un moratoire immédiat des exécutions voire à une renonciation définitive à l’application de la peine capitale.
Pour comprendre le problème de la peine de mort dans l’islam, plusieurs questions doivent être posées: quels sont les textes et leurs degrés d’authenticité (connu sous le nom des hudud), qui font référence à la peine de mort dans le droit pénal islamique ? Quelles sont les conditions d’application de chacune des peines prévues par les sources elles-mêmes, ou par le consensus des savants à travers l’histoire du droit et de la jurisprudence islamiques (fiqh) ? Quelles sont les circonstances atténuantes qui ont été parfois élaborées par les autorités religieuses à travers l’histoire pour suspendre l’application de la peine capitale ?
Autre question : dans quel contexte est-il aujourd’hui possible d’appliquer les hudud ? Cette question est plus particulièrement cruciale aujourd’hui, dans cette période dite de doute général : le contexte sociopolitique (al-wâqi’) a toujours été considéré par les ulamâ’ (les théologiens) comme une des conditions de l’application des hudud mais son importance est telle que cette question exige un traitement particulier (et la participation aux débats des intellectuels, notamment ceux qui sont spécialisés dans les sciences humaines).
Enfin, l’islam étant également un enseignement humaniste et la personne du Prophète une référence à imiter, quel est le rôle du pardon et du repentir dans la commutation de la peine capitale ? Ces questions doivent permettre d’ouvrir un débat dont l’objectif est d’inviter les musulmans à réfléchir à la possibilité d’une renonciation définitive à l’application de la peine de mort.
Commençons par nous interroger sur la place qu’occupe la peine de mort dans l’islam. Celle-ci est bien plus circonscrite que ce que prétendent les extrémistes d’un côté et les ignorants de l’autre…
Les sources du droit musulman
La première des quatre sources du droit musulman classique est le Coran, qui est la parole d’Allah révélée à Son Envoyé Muhammad, à La Mecque puis à Médine. Quand le Coran ne se prononce pas clairement sur un point de droit, les musulmans se retournent vers la Sunna, qui est l’ensemble des faits et gestes de Muhammad, ainsi que ses propos, consignés dans de brefs récits appelés hadith : ce qu’a fait ou dit Muhammad en telle circonstance aura par conséquent force d’exemple sinon de loi. Quand ni le Coran, ni la Sunna ne se prononcent clairement sur un point de droit, les musulmans s’inspirent des faits, gestes et propos des compagnons de Muhammad et considèrent que l’unanimité des compagnons sur telle prescription confère à celle-ci force de loi. Enfin, quand aucune des trois sources de droit musulman évoquées ci-dessus ne se prononce sur un point de droit, il revient alors au docteur de la Loi – le mufti – de forger une nouvelle norme juridique qui, par certains aspects, sera analogue aux normes déjà fixées par le Coran, le hadith et l’unanimité des compagnons de Muhammad (qiyas). Plusieurs docteurs de la Loi se distinguèrent dans cette discipline, et les écoles de droit musulman existant à l’époque actuelle se réclament chacune de l’un de ces célèbres docteurs.
Les catégories de délits
Le droit musulman, fondé sur les quatre sources ci-dessus énumérées, distingue deux catégories de délits :
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Les délits punis de peines fixes (hadd) ou (hudud), prévus par le Coran, sont le vol puni par l’amputation, le viol puni de 80 coups de fouets, l’adultère puni de 100 coups de fouets et non pas la lapidation, la Harraba, l’insurrection armée, comprise comme étant le fait de combattre Dieu, contre laquelle sont prévus la peine de mort, la crucifixion, l’exil ou l’emprisonnement. Ces sanctions ne sont pas absolues : elles sont assorties de conditions très précises. Il n’est pas possible de les appliquer en dehors de l’esprit de l’islam et de sa finalité qui est la poursuite de la justice politique, économique et sociale dans une communauté de croyants visant à être dépourvue de personnes à la moralité douteuse, de juge partial ou de faux témoins.
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Les délits punis de peines discrétionnaires (ta‘zir). Cette catégorie comprend les délits susmentionnés si toutes les conditions prévues pour leur réalisation ne sont pas réunies.
Les délits punis de peines fixes sont imprescriptibles. Dès lors que leurs conditions sont remplies, le coupable ne peut être gracié. Il s’agit du verset 2 : 229 : « Telles sont les lois de Dieu ; ne les transgressez pas. Ceux qui transgressent les lois de Dieu sont injustes ».
Cependant, dans certains délits, le pardon de la victime ou de son ayant droit peut jouer un rôle déterminant. C’est le cas pour l’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique (le prix du sang remplace ici la peine), l’accusation d’adultère et le vol. Mais le pardon n’affecte pas le délit d’adultère. Le repentir du coupable peut aussi jouer un certain rôle seulement pour les délits de brigandage. La peine hadd tombe dans ce cas. Mais l’État garde le droit de sévir par une peine discrétionnaire.
La peine de mort
La peine de mort est principalement prévue dans deux cas de crimes: la Haraba et le crime sur la personne.
La Haraba
La peine de mort n’est prévue dans le Coran que pour le crime de la Haraba, littéralement le fait de faire la guerre à Dieu ou son Prophète et l’homicide volontaire.
Cette sanction n’est pas pour autant absolue. En effet, le Coran ouvre la voie à une réparation sans mort d’homme par la possibilité de recourir à des peines alternatives. Le repentir peut être à ce titre une raison de suspendre l’application de la peine capitale. Ceci apparaît clairement dans les versets 33 et 34 de la Sourate Al Maida 5 :
« La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment. Excepté ceux qui se sont repentis avant de tomber en votre pouvoir : sachez qu’alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux. »
Le juge égyptien Dr Mohammed Ashmawi, spécialiste du droit islamique précise, dans son étude La Peine de mort en islam, que, selon certains docteurs de la loi, ce verset serait propre au Prophète et à Dieu.
Selon le Coran, la Haraba consiste à « combattre Dieu ou son Prophète en semant dans la terre la corruption ». Or, sur la terre, seul le Prophète était habilité à se prononcer sur ce qui correspondrait au fait de le combattre.Il serait pour ainsi dire abusé de laisser à chaque être humain, précisément à chaque chef de tribu ou gouverneur un droit qui, selon les textes, reviendrait exclusivement au Prophète. Laisser l’interprétation de l’expression « semer la corruption dans la terre » à la discrétion des humains serait ouvrir la porte à une définition abusive et dangereuse de l’expression permettant à l’homme, notamment aux gouverneurs, de considérer n’importe quelle opposition, n’importe quel acte comme étant une déclaration de guerre contre Dieu. Cette interprétation abusive a commencé sous le Califat Ommeyade, selon des hadiths rapportés par Ziad Ben Abdullah Ben Abihi. Cet épisode de l’histoire de la civilisation islamique a malheureusement constitué un précédent pour des gouverneurs prétendant que la soumission à leur personne correspondait à celle due à Dieu et que s’opposer à eux correspondrait à s’opposer à Dieu. Dans cette même perspective, certains docteurs de la loi ont étendu ce hadd au point qu’il englobât n’importe quel acte de violence. Par conséquent, n’importe quel délit pourrait être considéré comme une « corruption semée dans la terre », même un délit mineur. Cette interprétation abusive permet à tort de fondre toutes les catégories de hadd et de sanctions en une seule et unique catégorie élargissant ainsi le champ d’application de la peine capitale.
Le crime contre la personne
En cas d’homicide volontaire, la peine de mort est prévue à l’encontre du meurtrier. Elle fait partie du système du Qasas, c’est-à-dire de la punition prévue dans le Coran et par le Fiqh, la jurisprudence élaborée par les docteurs de la loi.
La Sourate Al Baqara 2: 278 a révélé : « Ô croyant, on vous a prescrit le talion au sujet des tués : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme. Mais celui à qui son frère aura pardonné en quelque façon, doit faire face à une requête convenable et doit payer des dommages de bonne grâce. Ceci est un allégement de la part de votre Seigneur et une miséricorde. Quiconque après cela transgresse aura un châtiment douloureux. »
Depuis lors, la loi du talion a été consignée dans ce qui fut connu comme étant le Code de Hammurabi conçu pour garantir le principe de proportionnalité, véritable progrès à une époque où chaque crime entraînait des crimes de vengeance en chaîne sous forme de vendetta séculaires. Conformément au Coran, la mise en œuvre de cette sanction revient donc aux hommes. En cas d’homicide volontaire, le Coran donne aux ayants droit la possibilité de se venger sur le coupable. Ainsi, celui qui exécute la sanction (le Qassas) est un des ayant droit de la victime. La SourateAl Isra’ 17:33 stipule: « Ne tuez pas l’homme que Dieu vous a interdit de tuer, sinon pour une juste raison. Lorsqu’un homme est tué injustement, nous donnons à son proche parent le pouvoir de le venger. Que celui-ci ne commette pas d’excès dans le meurtre. »
Cependant, le droit d’infliger la sanction tombe si le pardon est accordé par l’ayant droit ou par l’acceptation de l’ayant droit de recevoir la Diya versée par le coupable. La Diya est une somme d’argent versée par le coupable et sur laquelle les deux parties se mettent d’accord.
L’irruption de la justice étatique
Compte tenu du changement des conditions politiques, de l’édification de l’État islamique et de l’étendue de son contrôle sur tous les domaines de la vie (en particulier l’élaboration et la codification des lois), le droit d’infliger la sanction est passé aux mains de l’État qui exécute la sentence de peine de mort prononcée par les tribunaux nationaux.
L’acceptation de la part de l’ayant droit de la Diyaqui est le prix du sang, n’est plus prise en compte par la justice étatique. La justice nationale qui s’est saisie d’une affaire de meurtre à travers le procureur de la république est seule habilitée à prononcer des condamnations. Ce système moderne qui a remplacé le système du Qassas a permis de mettre en place une structure permettant de réaliser une justice sociale à partir de normes élaborées par les hommes. En vertu de ce nouveau système, il n’est plus possible de sanctionner un coupable sauf après la réalisation d’une enquête judiciaire impartiale et indépendante ; la justice n’est plus liée par les témoignages dont la valeur n’est pas prouvée. La décision est davantage fondée sur l’intime conviction du juge qui peut ne pas tenir compte des témoignages qui lui semblent peu fiables. La nécessité de baser sa décision sur des preuves irréfragables ou des preuves matérielles scientifiquement établies caractérise ce nouveau système. Dans ce dernier, la sanction du meurtre n’est plus exclusivement la peine de mort, la justice pouvant décider de priver le coupable de sa liberté ou de le condamner à exécuter des travaux forcés permettant par là même de limiter le recours à la peine capitale voire même de l’abolir définitivement.
Aujourd’hui les quatre hudud existant dans le Coran ne sont plus considérés par les docteurs de la Loi comme suffisants pour faire face à la prolifération de crimes apparus après l’époque de la révélation à l’instar de la corruption, de l’espionnage, du détournement de fonds princiers, de la falsification de documents officiels, le trafic de drogue, etc. Pour faire face à tous ces crimes, un nouveau système pénal a été créé, celui du Ta’zir. En vertu de ce système, il appartient à l’ayant droit devenu dans ce cas l’État lui-même agissant au nom de l’intérêt général, d’incriminer toute action qu’il considère comme répréhensible. Sous l’Empire ottoman, l’exécution des condamnations dans le cadre du système du Ta’zir revenait au gouverneur lui-même. Le rôle du juge se limitait à mener l’enquête judiciaire pour établir la culpabilité de l’accusé.
Le système du Ta’zir permet de sanctionner un coupable dont l’action répréhensible tombe sous la catégorie du Hadd, même si les conditions d’application de la peine prévues dans les textes sacrés (la Sunna) ne sont pas remplies. Il est par conséquent possible d’appliquer la peine de mort à un coupable auteur d’un crime contre la personne, même si l’ayant droit a accordé son pardon ou accepté la Diya. C’est le droit qui revient au ministère public de poursuivre le coupable quand bien même la victime ou ses parents se sont dessaisis de leur droit de poursuite en accordant leur pardon ou en acceptant la Diya.
Héritier du système du Qassas, le système de la Diya, exercé par l’État lui-même, est aujourd’hui devenu le système d’incrimination de référence dans les pays de droit musulman. Ainsi, tant que l’ayant droit moderne, c’est-à-dire l’État, est celui qui décide du comportement prohibé et de la sanction qui lui est appliquée, il lui revient le droit de limiter le champ d’application de la peine capitale en en faisant l’exception et non la règle. Jusqu’à ce que l’opinion publique, à travers une campagne d’éducation et d’information soit apte à accepter le principe de l’abolition totale et définitive de la peine capitale et ceci en toutes circonstances.
Des crimes qui échappent à la peine de mort
Un des points cruciaux mérite ici d’être développé : sur la base d’une interprétation rigoureuse de la valeur des différents hadiths, la peine de mort n’est pas légitime face à des crimes comme l’apostasie et l’adultère.
Pour comprendre notre propos, il faut ici poser quelques règles herméneutiques essentielles :
Les savants experts du hadith, utilisent des méthodes permettant d’évaluer les récits relatant la vie du Prophète et les trier selon leur véracité. Les hadiths traitant en particulier des circonstances dans lesquelles le Prophète a préféré le pardon au recours au châtiment capital répondent aux critères de fiabilité fixés par les savants. Ils constituent dès lors un fondement théologique puissant de l’argumentation abolitionniste. Ces conditions d’authenticité se fondent essentiellement sur le sérieux des rapporteurs du hadith et de leur mémoire, et de la liaison qui existe entre eux, ainsi que sur la régularité de la chaîne de transmission. Le nombre de rapporteurs impliqués dans chaque étape de la chaîne de transmission est également déterminant.
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La lapidation pour adultère : une application du principe Shar’oun nim qablina sharoun’ lana ila ma nousikha
Certains docteurs de la loi considèrent que le délit d’adultère doit être puni par la mort par lapidation. Pour soutenir leur argumentation, ces docteurs de la loi se basent sur la Sunna, c’est-à-dire sur les gestes et paroles du Prophète face à une situation particulière. Les débats doctrinaux autour de la valeur de certains hadiths sont une des principales occupations des fouqaha’. Toujours est-il que le Coran demeure unanimement admis comme la source suprême de la loi. Il serait même pour certains penseurs islamiques, comme le penseur tunisien Mohamed Talbi, l’unique source de la loi.
Dans le cas de la sanction infligée à la personne coupable d’adultère, les sources de la loi seraient claires. Le récit est le suivant : le Prophète ayant été amené à se prononcer sur la peine appliquée à deux juifs adultères à Médine, légiféra que la loi qui s’appliquait à ce cas n’était autre que la lapidation prévue dans la Torah. Le travail jurisprudentiel des fouqaha a permis d’élaborer certains principes généraux dont celui qui affirme shar’oun min qablina sharoun’ lana ala ila ma nousikha, à savoir que « les lois d’avant nous sont nos lois. »
La Sourate Al Maida verset 43 révèle : « Mais comment te demanderaient-ils d’être leur juge quand ils ont avec eux la Thora dans laquelle se trouve le jugement d’Allah? »
Depuis lors, le Prophète décida que la sanction pour ledit délit ne serait autre que la lapidation et ceci jusqu’à ce que la Sourate Al Nour 24: 2 fut révélée : « La fornicatrice et le fornicateur, fouettez-les chacun de cent coups de fouet. »
Dès lors, les interprétations doctrinales se sont multipliées pour déterminer la sanction infligée à l’adultère. Le problème est que, tout comme le docteur Ashmawi le rappelle, le Coran n’a pas posé des conditions ou des critères qui définissent les raisons, les circonstances et les modes d’application des sanctions. C’est le Prophète lui-même qui, de son vivant, se chargeait de cette tâche avant que la jurisprudence islamique ne s’en saisisse.
Or, le délit d’adultère est soumis à des conditions draconiennes rendant l’application de la sanction quasi impossible.La Sourate Al Nour 24 : 13 dispose ce qui suit : « Pourquoi n’ont-ils pas produit [à l’appui de leurs accusations] quatre témoins ? S’ils ne produisent pas de témoins, alors ce sont eux, auprès d’Allah, les menteurs. »
L’obligation de réunir quatre témoins oculaires de sexe masculin et de bonne moralité, pour témoigner d’un adultère est une condition impossible à remplir, jamais réalisée dans toute l’histoire de l’islam.
Si le Coran et la Sunna prévoient des sanctions pour des crimes considérés comme graves car contraires à la morale, ils prévoient, en outre, la possibilité d’annuler la sanction prévue à l’égard du coupable. L’aveu d’un crime permettrait en effet la suspension du châtiment. Selon un hadith rapporté par Muslim et Abu Daoud, le Prophète demandait toujours au coupable d’avouer son crime pour le lui pardonner, tout comme le deuxième Calife Omar Ibn Al Khattab et le quatrième Calife Ali Ben Abi Taleb ont vu dans l’aveu d’une femme accusée d’adultère une raison pour faire tomber la peine encourue.
Selon la Sunna, l’appréciation du hadd de l’adultère et d’autres hudud dépendent de l’intention du coupable et de sa volonté à commettre le délit. Il fut rapporté dans un hadith qu’une femme condamnée à la lapidation a tenté de s’enfuir pendant que la foule des croyants lui lançait des pierres. Mais elle ne put s’échapper et succomba à ses blessures. Lorsque le Prophète fut informé de cet épisode, il fut pris de colère : « Vous auriez dû la laisser partir », a-t-il dit.
Partant de ce hadith, les docteurs de la loi ont légiféré: « Pas de sanction pour un Repenti ». Ainsi, le voleur repenti ne sera pas sanctionné même si son délit a été prouvé.
L’application d’une sanction à l’auteur d’un crime contenu dans les hudud s’applique à la personne qui persiste dans son crime et refuse le repentir, le châtiment ayant pour but de purifier le coupable de son crime.
Aussi, si la Sourate Al Nour révèle ce qui suit : « Le fornicateur n’épousera qu’une fornicatrice ou une Associatrice. La fornica-trice ne sera épousée que par un fornicateur ou un Associateur. Cela est déclaré illicite aux Croyants », on peut largement conclure à la survie des condamnés puisque le Coran prévoit leur mariage. Il ne peut donc pas être question de mise à mort par lapidation.
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Le Coran ne prévoit pas la peine de mort pour l’apostat
La question de la sanction appliquée à l’apostat a récemment été soulevée, notamment en 2006 lorsqu’un Afghan a quitté l’islam pour se convertir au christianisme. L’Ayatollah al Ozma Jassein Ali Montazeri et d’autres dignitaires religieux se sont exprimés à cette occasion pour dénoncer l’application de la peine de mort à toute personne ayant adjuré l’islam et embrassé une autre religion.
Un grand nombre de fouqaha’ considèrent qu’au-delà des quatre crimes cités par le Coran, il existerait deux autres crimes entrant dans la catégorie des hadd : l’usage de boissons fermentées et l’apostasie.
Cependant, selon le docteur Ashmawi, si le mot hadddésigne les crimes et sanctions prévus par le Coran et la Sunna, la consommation d’alcool et l’apostasie ne peuvent être considérées comme faisant partie des hudud, considérant le fait qu’il ne sont pas consignés ni dans les textes du Coran ni dans des hadith entrant dans la catégorie de hadiths dont la valeur serait unanimement reconnue.
Si l’apostasie est effectivement prévue dans la Sunna,elle n’est citée que dans la catégorie des hadiths Ahad dont l’authenticité n’est pas vraiment prouvée. Le hadith Ahad est rapporté par une seule chaîne de narrateurs contrairement aux hadiths Moutawatir dont la valeur est établie par le nombre de rapporteurs (le hadith Moutawatir est un hadith rapporté par un si grand nombre de personnes qu’il est impossible qu’ils se soient concertés pour convenir d’un mensonge).
Le recours à la peine de mort pour châtier l’apostat provient en réalité d’un hadith qui dit : « Celui qui délaisse sa religion, Tuez-le », et d’un autre hadith qui dit : « Faire couler le sang d’un musulman n’est permis que dans l’un des trois cas suivants: l’adultère, le meurtre et l’apostasie. »
Ces deux hadiths font partie de le catégorie des hadith Ahad, dont l’authenticité n’est pas garantie compte tenu du fait qu’ils ne proviennent que d’une seule chaîne de narrateurs. Les fouqaha’ sont en majorité d’accord pour affirmer que les hudud ne peuvent provenir d’un hadith Ahad.
Nous pouvons considérer que, selon le Coran, la sanction infligée à l’apostat n’est pas l’affaire des humains. La Sourate Al Maida 54 : 5 : « Ô croyants, quiconque parmi vous apostasie sa religion… Dieu va faire venir un peuple qui l’aime et qu’il aime » et la Sourate Al Baqara 2: 217 : « Et ceux parmi vous qui adjugeront leur religion et mourront infidèles, vaines seront pour eux leurs actions dans la vie immédiate et la vie future » en sont la preuve.
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Ceci montre que le Coran ne définit pas l’apostasie comme un délit et ne prévoit à l’égard de son auteur aucune sanction. Le docteur Ashmawi pousse plus loin son analyse en considérant que, l’apostasie ne peut être considérée comme étant un hadd car il serait contraire à l’enseignement islamique en ce que ce dernier garantit la liberté de croyance. La Sourate Al Baqarah 2: 256 a révélé :
« Nulle contrainte en islam ».
La Sourate Al Kahf 18 : 219 ajoute : « Celui qui veut croit et celui qui veut mécroit. »
Malheureusement, nombre de groupes extrémistes, soutenus par certains fouqaha’,mais dénoncés par un grand nombre de docteurs de la loi, ont élargi la définition de l’apostasie et donc le champ d’application de son hadd, censé être la peine de mort. L’apostat correspondrait selon eux à toute personne exprimant un avis qui viendrait contredire ou s’opposer à eux. Elle atteindrait même les personnes extérieures à la communauté des croyants musulmans désignés aussi comme des renégats (kuffar).
De strictes conditions d’application des peines (hudud)
On le voit, si nous nous penchons sur les textes réglementant la peine de mort en islam, nous remarquons que l’application de cette peine au meurtrier n’est pas systématique. Elle est inap- plicable si l’une des quatre conditions suivantes est absente : que la famille de la victime réclame elle-même l’application de la peine capitale ; qu’il y ait des preuves irréfutables de la culpabilité ; qu’il soit prouvé qu’il y avait intention de meurtre ; qu’il n’y ait pas de circonstances atténuantes.
Si la première condition est remplie mais que l’une seule des trois autres fait défaut, la peine de mort n’est pas applicable ! Le seul recours demeure le paiement par le meurtrier d’un dédommagement (Diya).
La loi islamique elle-même (comme toutes les grandes doctrines pénales) prévoit de strictes conditions d’application de ces hudud, tout comme elle décrit les situations visant à les surseoir et en l’absence de ces critères, la Sharia ordonne de ne pas les appliquer. L’existence même de ces limitations s’explique par la nature profonde des hudud qui, loin d’être un alibi pour la vengeance, s’inscrit dans un impératif de prévention des crimes.
Michel Taube
Suite demain.