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13H15 - mardi 21 mai 2013

Emmanuel Dupuy : « Nawaz Sharif ne mettra pas le curseur sur le même plan que ses prédécesseurs, n’étant pas issu de l’armée »

 

Emmanuel Dupuy est Professeur de géopolitique. Il préside l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). Il revient pour Opinion Internationale sur les élections pakistanaises qui se sont déroulées le 11 mai dernier. Il explique que ces élections devront être analysées dans une perspective de changement à l’échelle régionale avec les élections iraniennes à venir et celles prévues en Afghanistan l’an prochain. Interview.

Nawaz Sharif, le nouvel homme fort du Pakistan

Nawaz Sharif, le nouvel homme fort du Pakistan

D’après de nombreux spécialistes, les élections au Pakistan qui ont eu lieu le 11 mai dernier ont été un succès démocratique (environ 60% de participation) car pour la première fois depuis 1947 et l’indépendance du pays, un gouvernement allait à son terme. Qu’est ce que cela vous inspire. Qui est Nawaz Sharif, le nouveau Premier ministre ?

Emmanuel Dupuy : Ces élections sont une victoire de la démocratie : on a en effet noté une participation anormalement inespérée, pas seulement dans des villes comme Lahore ou Karachi mais aussi dans le Balouchistan, région sujette à de nombreuses réclamations quant à la régularité du scrutin et fief d’une opposition résistante au pouvoir central – de nombreuses femmes se sont aussi déplacées, et ce dans des conditions difficiles à cause des attentats et des menaces que laissaient peser les talibans pakistanais du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP).

Pour autant, un grand nombre de fraudes et des bourrages d’urne également été relevé, comme l’on constaté les observateurs internationaux, de même qu’Imran Khan, son principal challenger, du Mouvement pour la Justice (Pakistan Tehreek-e-Insaf) ou du Parti du Peuple de l’ancienne présidente Benazir Bhutto – tuée dans un attentat en 2007 – qui ont affirmé qu’un certain nombre des candidats de leurs partis auraient dû l’emporter.

Autre élément important, pour la première fois un candidat qui n’était pas soutenu par les militaires et par les avocats ou le pouvoir judiciaire (deux pôles de pouvoirs qui contraignent traditionnellement le pouvoir) a remporté le scrutin.

Nawaz Sharif, n’est pas un inconnu, c’est un ancien Premier ministre (il le fut à deux reprises – entre 1990 et 1993 puis entre 1997 et 1999), qui a vécu en exil en Arabie Saoudie entre 2000 et 2009 et qui a, comme dans de nombreux pays arabes, mené sa campagne avec une vision d’un islam politique modéré. Nawaz Sharif a été accusé d’enrichissement personnel, de corruption et de népotisme mais il est loin d’être le seul puisque les anciens présidents, le général Pervez Musharraf ou encore Asif Ali Zardari, l’actuel président depuis 2008, ont fait face aux mêmes accusations et nombre de pakistanais conservent cette image les concernant.

Quels sont les défis auxquels il va devoir faire face ?

ED : En premier lieu, il va devoir mettre en place un gouvernement d’union nationale avec des proches d’Imran Khan, voire Khan lui-même qui pourrait être nommé au poste de ministre des Affaires étrangères.

Le premier problème auquel il va devoir s’atteler et celui de la sécurité. Le nord-ouest du pays (Zones tribales, notamment la région du Nord et Sud Waziristan) doit faire face à des problèmes sécuritaires majeurs, liés au terrorisme, à la mal gouvernance caractérisées, entre autre, par l’absence des acteurs régaliens dans les régions périphériques ; notamment au Balouchistan. Cette région connaît, en effet, un défaut de gouvernance dont on voit les conséquences car le processus électoral n’y a pas été mené jusqu’à son terme.

L’objectif est d’instaurer à la fois la paix sociale et l’union nationale. Pour ce faire, il a la possibilité, soit de maintenir une tension récurrente avec l’Afghanistan sur la thématique du tracé des frontières (Ligne Durand) ou adopter une attitude plus offensive vis-à-vis de l’Inde, notamment concernant le Jammu-et-Cachemire. Une troisième option est aussi envisageable : Nawaz Sharif peut profiter d’un « momentum » politique et prendre appui sur les changements que vont connaître ses voisins que sont l’Afghanistan et l’Iran à travers les élections qui doivent avoir lieu, d’ici quelques jours en Iran, en avril prochain en Afghanistan. L’Iran élit le successeur de Mahmoud Ahmadinedjad, le 14 juin, tandis qu’en Afghanistan, Hamid Karzaï laissera sa place en avril 2014. Nawaz Sharif doit ainsi s’assurer d’une forme de statu-quo avec les actuels dirigeants, tout en envisageant avec les nouveaux venus issus des urnes un nouvel agenda. L’agenda est à la fois régional et global.

Washington a décidé de fournir à Islamabad une aide pour la lutte anti-terroriste supplémentaire de deux milliards de dollars, qu’il convient d’ajouter aux 7,5 milliards consenti depuis 2010 pour les infrastructures du pays, ainsi qu’à son développement économique. Ces largesses s’ajoutent à celles déjà consenties par les Etats-Unis à « ce partenaire le plus proche en matière de contre-terrorisme », selon l’ancienne Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, et qui se sont élevées, de 2001 à 2012, à près de 15 milliards de dollars.

D’un autre côté, ils font décoller des drones de leurs bases en Afghanistan pour aller frapper quotidiennement des cibles talibanes – Afghans ou Pakistanais, en territoire pakistanais. Cela suscite l’hostilité grandissante de la population civile – parfois victime collatérale de ses frappes – sur laquelle a beaucoup joué Nawaz Sharif durant sa campagne. Ces attaques de drones vont cesser dès lors que les Américains quitteront l’Afghanistan, nonobstant la présence pérenne d’une dizaine de milliers de soldats américains répartis dans 9 bases (Hérat, Kandahar, Bagram, Djalalabad, Surobi, Mazar, Kaboil, etc.). Les Talibans et les Afghans sont, du reste, déjà entrés dans un processus de négociations politiques, dont les dernières réunions ont été tenues à Doha, où les Talibans ont ouvert une « ambassade ». D’autre part, les Talibans vont diminuer leurs attaques lorsque les Américains seront partis d’Afghanistan. Tout cela concoure à ce qu’il y ait une perspective d’apaisement dans la région.

La communauté internationale doit-elle considérer que ces processus électoraux au Pakistan, en Iran, dans quelques semaines et enfin en Afghanistan, dans un an, offrent une perspective d’un nouvel agenda concernant ces pays ?

ED : On ne dialogue pas avec le Pakistan en pensant que le complexe militaro-industriel pèse sur le contexte politique. Ces élections ont démontré que les militaires sont peut-être moins puissants hormis peut-être les services de renseignements (Inter Services Intelligence – ISI). L’armée à travers son chef d’état major, Ashaq Kayani a montré que les militaires se politisaient aussi.

La Communauté internationale n’aura pas les mêmes exigences vis-à-vis de Nawaz Sharif que vis-à-vis des militaires car il n’est justement pas issu de l’armée et qu’il ne mettra pas le curseur sur le même plan que ses prédécesseurs, c’est-à-dire en craignant la réaction de ces derniers.

L’Iran, elle est en quête du leadership dans le monde arabo-musulman avec un puissant adversaire qu’est la Turquie. Mais l’Iran va avoir besoin de trouver de nouveaux partenaires dans la région, d’où l’importance symbolique de la visite du président Ahmadinejad au président égyptien Morsi. En effet, l’Irak et la Syrie, qui étaient alliés de Téhéran jusqu’à présent sont d’un côté en totale déliquescence, et d’un autre, plongée dans une guerre civile qui a fait à ce jour selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme plus de 80 000 morts. Cette guerre prend chaque jour une nouvelle ampleur comme l’ont attesté les attentats en Turquie, à Reyhenli, qui a fait 46 morts – et les frappes israéliennes qui ont eu lieu il y a quinze jours.

L’Iran aura donc besoin de montrer qu’elle peut être un acteur positif et cela implique qu’elle lâche du lest sur le dossier du nucléaire et qu’elle « lâche » le régime de Damas.

Le prochain président iranien aura ainsi pour mission initiale de sanctuariser le commerce avec ses partenaires, prouvant qu’elle est un voisinage apaisé avec l’Afghanistan. Un argument plaide en ce sens: La présence de réfugiés afghans sur son territoire (environ 2 millions) qui auront à voter et dont elle devra faciliter le vote l’an prochain pour les élections afghanes. Lorsque les forces occidentales quitteront le pays l’année prochaine elle pourrait se rapprocher de l’Afghanistan pour prendre le relais en matière de formation de l’armée, équipement des forces de sécurité, soutien au processus politique, soutien économique, avec des investissements « structurants » à travers le pays (routes, ponts, voies de chemin de fer).

De la même manière, l’Iran s’est sensiblement rapproché du Pakistan avec la signature, il a quelques semaines, d’un accord pour la construction d’un gazoduc qui rejoindrait l’Afghanistan et le Pakistan et qui permettrait à l’Iran de sortir de la confrontation géo-économique avec les pays du golfe, du moins d’être moins dépendant du Détroit d’Ormuz.

Les Iraniens feraient ainsi sortir leur pétrole et leur gaz par une autre voie que celle du détroit d’Ormuz ou par la Turquie. Cet accord a aussi une importance stratégique car les flux iront davantage d’année en année, d’ouest vers l’est (d’Asie centrale à la Chine et l’Asie orientale).

Cela aura aussi pour conséquence d’ouvrir pour le Pakistan les marchés chinois et centro-asiatiques. En outre, la capacité d’offrir des perspectives économiques nouvelles dans les relations bilatérales entre le Pakistan et la Chine via l’Iran (eu égard à la proximité entre Beijing et Téhéran sur plusieurs sujets dont la Syrie, la relation avec Washington, leur appartenance commune à l’Organisation de Coopération de Shanghai, la question du nucléaire…) offrent également bien des points de convergences propices au rapprochement entre les trois pays.

Bien évidemment, le grand perdant dans ce jeu diplomatique alternatif, oriental, et résolument distancié vis-à-vis de la communauté occidental, reste l’Inde. C’est sans doute sur ce dossier complexe que Nawaz Sharif est le plus attendu !

Rédacteur en chef
Professeur de géopolitique et Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)

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