
A Tahiti : une justice trop clémente pour du blanchiment d’argent
Trente millions de francs ont transité sur son compte. Il gagne 200 000 francs par mois, mais en aurait mis de côté plus de 100 fois cette somme. À l’audience, il jure qu’il revend des scooters neufs, qu’il récupère des épaves, qu’il bricole. Mais ce lundi, au tribunal de Papeete, personne n’a vraiment cru à ses explications.
Surnommé “Escobar” dans les milieux policiers, cet homme de 30 ans s’est retrouvé au centre d’une affaire de blanchiment d’argent où les origines des fonds restent mystérieuses, mais les montants, eux, bien réels. Les juges ont condamné ce personnage principal à 18 mois de prison avec sursis, assortis d’une amende de trois millions de francs. Autant dire une sortie de scène sans heurt pour celui que le parquet qualifie de “lessiveuse professionnelle”.
Trois autres personnes comparaissaient à ses côtés : sa compagne, un ami et une gérante de snack. Tous liés de près ou de loin à ces flux d’argent liquide qui passaient de mains en mains, parfois en ligne, souvent en espèces, sans la moindre trace d’activité légale pouvant en justifier l’origine. L’enquête, déclenchée en mars par les signalements visant “Escobar”, a mobilisé la direction territoriale de la police nationale et le Groupement interministériel de recherches. Ensemble, ils ont remonté les circuits bancaires, identifié les bénéficiaires, et dressé le portrait d’un blanchiment à ciel ouvert.
Sur le compte Revolut de “l’assistant logistique”, les dépôts en liquide s’enchaînaient. Puis, l’argent filait : 14 millions vers le compte d’une jeune femme au train de vie visiblement incompatible avec ses revenus officiels, d’autres sommes encore vers des comptes tiers. À l’audience, l’homme tente de tout justifier : économies accumulées, activités secondaires, ventes diverses. Quant à son coprévenu, il évoque ses gains au jeu, au kikiri, aux combats de coqs. Le tribunal reste de marbre. Même la tenancière du snack admet avoir reçu du liquide et l’avoir discrètement déposé sur son compte, sans savoir – ou sans vouloir savoir – d’où il provenait. Face aux juges, tous peinent à construire un récit crédible. Pas d’origine claire des fonds, pas de factures, pas de preuves, juste des “explications” bancales pour couvrir des millions.
Le parquet, de son côté, n’a pas masqué ses soupçons. S’il n’a pu établir formellement un lien avec le trafic de stupéfiants, le procureur n’a pas mâché ses mots : “Ce dossier suinte la drogue”. À défaut de preuve directe, il dépeint un système organisé, une structure de blanchiment agile, discrète, efficace. Et une figure centrale : “Escobar”, qualifié de “pierre angulaire” du mécanisme.
Les réquisitions ont été à la hauteur des soupçons : deux ans de prison dont un ferme pour le principal prévenu, entre six et dix-huit mois pour les trois autres. Finalement, les juges ont opté pour la clémence. Aucun n’ira en prison, tous écopent de sursis et d’amendes, malgré l’ampleur des sommes brassées. Derrière les chiffres, l’affaire illustre une réalité : celle d’un blanchiment diffus, sans violence ni armes, mais avec des ramifications multiples. Et si l’enquête n’a pas remonté jusqu’à la source, elle a montré comment, au quotidien, de l’argent suspect peut s’infiltrer dans le circuit légal – avec, au final, des sanctions qui laissent sceptique.
Patrice Clech

















