Ensemble contre le coronavirus
07H50 - samedi 14 mars 2020

Le sang des vieux. Chronique d’une nouvelle époque de Jean-Philippe de Garaté

 

La vague Corona dépose sur la jetée bien des porteurs de couronnes, stars d’un jour ou « événements incontournables » : mondial de ceci et élections de cela, scandales habituels politique/sexe/argent et réquisitions « très tendance », fondées sur une lecture rétroactive des usages, pour un Premier ministre offert en bouc-émissaire… Pauvre image d’un vingtième siècle terminé. La machine « mouline ». Et tout passe. Rien ne surprend plus. Au fait, Corona, combien de divisions ? 100… 1000 ? Cette guerre, qu’on se le dise, se gagnera dans le sang et les larmes !

Les EPHAD – établissements pour personnes handicapées âgées dépendantes -, composés de citoyens un peu ilotes, sont désormais fermés aux visiteurs. Bien sûr ! Pour protéger les vieux ! Les EPHAD, déjà qualifiés lieux de détention – ce que tout le monde a pu vérifier des années durant – par le défenseur des droits, un « terrifiant gauchiste » provenant du défunt RPR…, n’auront plus de « code visiteurs » puisqu’il n’y aura plus de visiteurs ! Il suffisait d’y penser.

Les vieux… Avez-vous entendu parler de la réforme des retraites ? 49-3 ? Certaines grèves ? Gilets multicolores ? Tout ça a fondu dans le gel antiseptique… Pourtant, quand on réfléchit deux minutes au problème posé – avec cette expression « d’âge pivot » qui exprime si bien les gonds d’une porte qu’on ferme à jamais – on commence à percevoir la réalité des choses… Car être vieux, c’est simple ! Votre corps, qui fut votre compagnon le plus présent, vous signifie son congé. La mort cesse d’être une idée abstraite. Le temps se rétracte, les projets visent fatalement le court terme.

L’enveloppe charnelle vous gêne. Oui, bien sûr, vous pouvez enrichir deux trois chirurgiens esthétiques, greffer 200.000 cheveux, reconsidérer votre garde-robe et sourire jusqu’au dernier implant dentaire face à votre interlocuteur ou tout contre la charmante Néfertiti du thé dansant, le mardi après-midi de 15 à 18 heures 30. Vous ne pouvez cependant plus vous le cacher, tant c’est évident, vous le voyez en passant devant les vitrines, décidément c’est cuit, vous le savez : vous êtes en sursis.

La mort n’est pas le pire. C’est avant que ça se corse. Car les vieux sont, globalement, dotés de quelques biens acquis par une vie de travail. Et dans une société qui n’a plus pour valeur que l’argent, votre argent les intéresse. Oui, j’entends bien, vous n’êtes pas riche. Mais vous oubliez le postulat numéro un, l’innovation remarquable de notre nouvelle époque : piller les pauvres. Et vous, qui provenez d’une génération bizarre, dans laquelle « l’autre » existait, avec mêmes des gangsters dotés d’un code d’honneur, vous ne pouvez imaginer que ce soit les riches qui cambriolent les pauvres, les modestes, les retraités. Avant, les escarpes attendaient le promeneur sous les porches et dans les plus intéressantes ombres. Depuis luette – on s’y est accoutumé, on a glissé sur la pente facile -, un mail fait l’affaire. Numéro de compte… Taper x, taper étoile. Les bandits portent à nouveau des cravates.

Quant au quotidien, la nouvelle époque se résume à sa mobilité, qui vous devient parfois douloureuse, une mobilité presque permanente avec ces centaines de milliers de voyageurs au quotidien. Et cette annonce dans le train, le RER ou le métro, que vous ne pouvez pas comprendre, tant elle paraît insensée : « Laissez descendre avant de monter ». C’est précisément parce que les flux sont si lourds, les stocks humains en perpétuelle et exponentielle progression, des atomes dans une pipette de laboratoire, que tout s’entrechoque. Un maelstrom. Politesse, délicatesse, courtoisie ? Du vieux français ! Dictionnaire du Moyen-Age !

Corona règle tout. Fin des flux ! Stocks en régression programmée ! On confinait avant le fromage ou le gésier de canard, maintenant confinement pour tous sans qu’il soit utile de préciser ! Plus un vieux dehors !

Une fois interdits d’espace public, les vieux sont renfermés dans certaines zones. Mais la tenaille se resserre encore. L’égalité, que dis-je, l’identité homme-femme, fait désormais la « une » de nos éditoriaux, cours de civilité et autres formatages des encéphale… Mais les vieux, mâles femelles, sont clairement condamnés, invisibles. Il y avait les intouchables mais les vieux ont un joli surnom : les transparents.

Respectés dans les civilisations cultivées, les aînés ont franchi la mauvaise file. Condamnés. Sans appel. Ce n’est pas seulement leurs retraites, le calme de leur retraite, qu’on trouble, qu’on abrège, qu’on prélève. C’est leur sang.

Leur sang ? Non ! Ce n’est pas une exagération. Le sang des vieux. Que se passe-t-il en France ? Surtout, aimable lecteur, ne me croyez pas ! Allez voir ! Lisez ! Le parc immobilier des maisons de retraite et autres cliniques spécialisées. Prix à la journée ? L’or des vieux. Résultats financiers ? Acquisitions à l’étranger, constructions partout. La crise, mais pas pour tout le monde !… Distributions des dividendes ? Enrichissez-vous, jeunes gens, achetez !

Mais maintenant, lecteur avisé, tentez de vous introduire subrepticement dans l’entreprise qui génère les profits. Vous conservez peut-être dans un coin de votre mémoire le souvenir d’un vieil oncle paysan, un peu rougeot et tirant la patte, mais goguenard et arrivant avec un bon fromage pour vous accueillir. Oubliez-le, il a désormais le teint bien pâle – oui, vidé de son sang – dans cet espace rarement climatisé mais « ventilé », aux fenêtres fermées et à l’éclairage artificiel tamisé. Finis les lapins, les salades, les copains. Il joue avec lourdeur aux dominos et coche des Sudokus, et des gens qui ont l’âge de sa fille lui donnent des ordres, matin midi soir. Le sommet ! L’espérance de vie est inférieure à deux ans, mais l’alcool prohibé. Et on arrêtera là les « détails ».

Quand on évoque cette situation devant des gens bien élevés, ils vous tournent invariablement le dos. Tôt ou tard. C’est bien connu, nombre d’entre nous préfèrent le rêve à la réalité. Mais savez-vous le pire ? Un jour, vous aussi, si vous n’imposez pas le respect des droits civiques, leur maintien dans leur environnement habituel aménagé, si on s’assied comme on ne cesse de le faire sur le droit de ces citoyens, ces électeurs – bien utiles le jour du vote -, alors la France, avec ses douze millions de vieux, regardera sans voir, sidérée, tourner ce manège. Avec vous sur un petit cheval de bois. Ou un pauvre Mickey.

 

Jean-Philippe de Garate