
La France ne bascule pas dans l’autoritarisme. Elle glisse vers quelque chose de plus discret, de plus diffus, de plus dangereux : la montée d’un pouvoir politique qui ne commande pas, mais oriente ; qui ne censure pas, mais normalise ; qui n’interdit pas, mais encadre les comportements.
Michel Foucault nommait cela la « gouvernementalité » : l’art de gouverner non par la contrainte, mais par la gestion des conduites.Tocqueville y voyait le risque d’un pouvoir tutélaire, qui « ne tyrannise pas, mais gêne ; ne brise pas les volontés, mais les amollit. »
Ces deux penseurs nous offrent aujourd’hui une grille de lecture essentielle. Car deux réformes récentes — la certification des médias et le PLFSS 2026 — révèlent une même tentation politique : administrer les esprits et discipliner les corps.
Gouverner les esprits : l’État tenté de devenir arbitre du vrai
La labellisation des médias, envisagée avant d’être abandonnée sous la pression, fut révélatrice. Qu’une telle idée ait pu émerger au sommet de l’État doit nous alerter : elle traduit la tentation de faire de l’État un producteur officiel de vérité.
Emmanuel Macron a finalement rétropédalé, mais la question essentielle demeure : Que dit de notre époque le simple fait que cette option ait été envisagée ?
Foucault nous avertissait : « Chaque société a son régime de vérité : les discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais. »
Un État qui certifie l’information ne garantit plus les libertés : il devient ingénieur du vrai, architecte de ce qu’il est légitime de penser.
Tocqueville, lui, voyait poindre ce danger lorsqu’il décrivait un pouvoir qui « aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. »
La labellisation n’était pas de la censure. C’était pire : une normalisation douce.
Gouverner les corps : la normalisation politique de la médecine
Le PLFSS 2026, présenté comme une simple adaptation budgétaire, est en réalité une transformation politique profonde du soin. Il introduit :
- Un pilotage centralisé des pratiques,
- Une multiplication des obligations,
- Des sanctions renforcées,
- Et une remise en cause de l’autonomie clinique.
Le président du Conseil national de l’Ordre des médecins, le Pr Stéphane Oustric, l’a exprimé avec une force rare : « On a bien compris qu’on allait taper sur tout le monde. […] Nous faisons face à une gestion comptable de plus en plus contrainte. »
Et surtout, il a diagnostiqué ce que peu osent nommer : la rupture du « pacte républicain » avec les médecins.
Ce pacte reposait sur l’indépendance clinique, la responsabilité professionnelle, et la confiance de l’État envers les soignants. Le PLFSS fragilise explicitement ces trois fondements.
Foucault décrivait ce type d’évolution : « Le pouvoir moderne agit en orientant les conduites, non en les brisant. »
Loin d’interdire le soin, le PLFSS l’administre, le surveille, le cadre, jusqu’à en redessiner les contours.
Un même projet politique : un citoyen mineur, un État tuteur
Au croisement de ces deux réformes, une même vision politique apparaît :
- Le citoyen serait trop vulnérable pour discerner seul une information fiable,
- Le médecin trop peu fiable pour exercer librement,
- L’État seul capable de décider pour tous.
C’est la pente que Tocqueville redoutait : « Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre. »
L’État cherche à protéger, mais finit par enfermer. Il veut orienter, mais finit par infantiliser.
Nous ne sommes plus dans une démocratie de confiance, mais dans une démocratie sous surveillance, où l’on guide les esprits et où l’on pilote les pratiques.
Conclusion : refuser la glissade, maintenant
La question n’est plus abstraite. Elle n’est plus lointaine. Elle est immédiate, politique, vitale.
Sommes-nous prêts à laisser l’État décider ce qui est vrai et dicter comment nous devons soigner ?
Sommes-nous prêts à renoncer, sans même nous en rendre compte, à ce qui fonde notre liberté clinique et la confiance des patients ?
Tocqueville nous prévenait : « Il n’y a que les peuples qui ne savent pas se défendre eux-mêmes qui laissent leur liberté leur échapper. »
Nous ne pouvons plus dire que nous ne savions pas. La mécanique est visible. Foucault nous rappelle que le pouvoir progresse par l’habitude, la résignation, l’acceptation silencieuse.
Alors non.
Il n’est plus temps de s’habituer.
Il est temps de dire clairement :
La vérité n’appartient pas à l’État.
La clinique n’appartient pas à l’État.
Le soin n’appartient pas à l’État.
La démocratie n’est pas un confort. C’est une conquête quotidienne. Et les médecins libéraux — garants de l’indépendance du soin — en sont l’un des remparts essentiels.
Préserver cette liberté, c’est préserver celle de tous les citoyens.
Dr Dominique Bellecour
Secrétaire général du Syndicat des médecins libéraux de Paris (SML75)

















