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18H17 - dimanche 27 février 2022

Ukraine ?  Kouriles ! … et « la guerre de 77 ans »

 

Il faut écouter ce que les gens ont à dire… Ne pas les interrompre. Ils peuvent parler comme Einstein, ou tels Laurel et Hardy, voire Andropov… « Il y a toujours à apprendre », et bien des discours comportent de sombres aveux.

Vladimir Poutine a exposé le 21 février 2022 sa version de l’Ukraine — ou de la « non-Ukraine » — et ce long discours télévisé, si loin de nos canons de rhétorique, s’est avéré objectivement « fascinant » : à toute autre, le maître du Kremlin a privilégié la période soviétique. Relevons au passage que l’argument historique de la Rus’ de Kiev, aux X-XII èmes siècles – avec notamment, Anne de Kiev, fille de Iaroslav le Sage, mariée au roi de France en 1051 – n’a pas été évoqué une fois. Pas une seule. À cette période pourtant, la fusion Ukraine-Russie était, en quelque sorte, « dans l’œuf ». Passons.

Vladimir Poutine, né en 1952, entré jeune au KGB puis en avoir suivi le parcours classique — Institut du Drapeau Rouge en 1984 (Institut qui forme les officiers des services d’espionnage et de contre-espionnage) — demeure en vérité le produit d’un certain monde. Celui de Lénine, puis stalinien, enfin « post-stalinien ». Une Russie péniblement sortie de sa gangue communiste… Mais lui, âgé de 70 ans, maître du Kremlin depuis vingt ans, n’a à l’évidence pu faire son deuil de ces temps fastes pour le KGB, avant 1989. Il régnait alors à Dresde (Allemagne) avec la Stasi. Et sa volonté de toute-puissance s’exprime désormais dans ces espaces officiels grands comme des hangars, avec table longue, mais sans repas…

Tout cela détonne en France. On devrait re-visionner Le Dictateur de Charlie Chaplin. Mais nous aurions tort. Car nous oublions souvent, — notre ethnocentrisme s’apparentant à du nombrilisme — de nombreux éléments, graves, lourds, demeurés en suspens depuis des lustres.

On nous dit par exemple que l’Europe est en paix depuis 1945. Et que l’Ukraine redécouvre une guerre qui avait épargné son sol depuis la même date. Mais le monde russe ne se résume pas à l’Europe !

Ainsi, la Russie est, juridiquement, toujours en état de guerre avec le Japon. Il n’y a pas de traité de paix. Non !

Il faut regarder les cartes. Il faut toujours regarder une carte ! L’archipel nippon comporte quatre îles principales. La plus septentrionale d’entre elles, Hokkaido, se prolonge géographiquement par « mille îles » de taille modeste, remontant vers le Nord. On les nomme communément les Kouriles, le nom japonais étant Chishima Retto.

Sans entrer dans les arcanes juridiques (traité de San Francisco, 1951), relevons que la tension n’a jamais cessé entre les deux puissances. Pour preuve, Poutine a dépêché Medvedev en août 2015 et un ukase de la même période officialise l’annexion du plateau continental russe — avec les Kouriles —, soit un agrandissement de facto de 50.000 kilomètres carrés : un dixième de la France, une région entière. Avec en retour, des protestations japonaises et le drapeau russe brûlé à Tokyo, devant l’ambassade… On l’oublie, mais la constitution japonaise ne prévoyant que des « forces d’auto-défense » a été amendée. L’armée nippone est de retour.

Le monde demeure un ensemble et si nous devions ne retenir qu’une leçon de Charles de Gaulle, c’est bien celle-ci : prendre de la hauteur. Comme dirait Audiard, « il y a moins de cons et on voit plus loin ». Ou selon l’adage de Sciences-Po — revu par Pierre Dac : « tout est dans tout et réciproquement. Et encore réciproquement… ».

 

L’Ukraine va tôt ou tard ployer devant le rouleau compresseur russe, mais il n’est pas certain que le Japon dans le dos de l’Empire sibérien ne trouve pas là une manière de reposer la question des îles bordant Hokkaido.

Qu’on nous autorise une digression, pour avancer dans le raisonnement.

Les 6 octobre 1973, la guerre du Kippour commença pour Israël, sous de bien sombres auspices. L’État hébreu était envahi de partout, sachant que le territoire israélien ne comporte que vingt mille kilomètres carrés, soit deux fois le département de la Gironde… Mais l’intelligence stratégique et l’obligation de gagner — car ses ennemis visaient clairement sa destruction pure et simple — suppléèrent cette faiblesse. David l’emporta sur Goliath, non grâce à une fronde, mais une tactique simple : aller porter la guerre sur les arrières de l’ennemi.

L’effet de sidération chez les militaires galonnés égyptiens et syriens retourna la situation et la guerre se termina moins d’un mois après son début, le 24 octobre 1973.

Aujourd’hui, Poutine ne s’aperçoit pas avoir soulevé le couvercle d’une marmite et d’un épouvantable fumet. Joueur d’échecs ou apprenti-sorcier ? La présente chronique, débutée en août 2019, n’a jamais mieux porté son nom : « Chronique pour la nouvelle époque » !

Covid finissante et maintenant, une guerre ouverte en Ukraine… Entre deux tirs de missile en mer du Japon, tirés tout récemment par le doux régime nord-coréen… Ce n’est pas tout ! l’Agence Reuters annonçait le 27 février que pour la première fois depuis 1945, l’Allemagne livrait des armes à une puissance extérieure en guerre… Et que la même Allemagne soulignait « la responsabilité particulière de la Chine vis-à-vis de l’Ukraine. »

Il faut dire que dans le style « soutien sans participation » à la Russie, la Chine a joué un jeu si ostensible qu’il en ferait presque sourire en d’autres circonstances. Sans entrer dans le détail (abstention de Pékin lors du vote d’un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU ayant déploré l’invasion de l’Ukraine), tout le monde sait que l’entrée en Ukraine a été rendue possible par le troc qu’auraient passé Russie dépitée et Chine conquérante.

Dans ce jeu, la Russie ne voit pas le danger. Pourtant, nombre d’observateurs osent le dire : tôt ou tard, l’Ukraine retournera à l’Europe — comme la Russie d’ailleurs — mais Xi Jinping aura bondi sur Taïwan. Et l’Empire du Soleil- Levant, avec son allié essentiel, les Etats-Unis d’Amérique, n’aura plus de contraintes pour régler à sa manière un conflit, celui des Kouriles (Chishima Retto) qui ne dure pas depuis 77 ans, mais le XVIIème siècle… Là-bas, tout près du « détroit de La Pérouse ».

Puisque la France fut grande et donna le nom de son navigateur, La Pérouse (1741-1788), aimé de Louis XVI, à cette Manche entre Hokkaïdo -Japon- et Sakhaline …en Russie.

Jean-Philippe de Garate