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08H54 - dimanche 21 décembre 2025

Algérie, la guerre silencieuse des trois pôles de pouvoir – Chronique de Lahcen Isaac Hammouch

 

Algérie, la guerre silencieuse des trois pôles de pouvoir - Chronique de Lahcen Isaac Hammouch

Depuis une dizaine d’années, l’Algérie traverse une transformation profonde, largement invisible aux yeux du grand public. Le pays continue de projeter l’image d’un État solide dont la stabilité reposerait sur son armée, ses services de sécurité et la puissance de sa rente énergétique. Pourtant, derrière les murs opaques du pouvoir, une recomposition lente et dangereuse s’opère. Trois pôles de pouvoir s’y affrontent désormais pour le contrôle de l’avenir du régime, et aucun ne parvient à dominer totalement les autres. L’armée, qui fut longtemps la colonne vertébrale de l’État, a vu son influence évoluer au gré des changements de commandement, des crises internes et des bouleversements régionaux. Les services de renseignement, qui ont connu la chute brutale du DRS avant d’être réorganisés, n’ont jamais retrouvé une cohérence durable. Quant aux technocrates issus du secteur de l’énergie, ils se sont imposés, au fil des crises, comme un nouvel acteur politique de premier plan, en raison des ressources stratégiques qu’ils administrent.

Pour comprendre le moment présent, il faut relire la décennie écoulée comme un continuum. Le démantèlement du DRS en 2015 a marqué la fin d’une époque. Le départ du général Toufik, considéré comme indétrônable, a ouvert une brèche dans l’architecture sécuritaire du pays. La dissolution de son appareil n’a pas affaibli le système en tant que tel, mais a déplacé les rapports de force. Les réseaux proches de la présidence et une partie de l’état-major ont profité de ce bouleversement pour reprendre la main sur des segments entiers de l’appareil sécuritaire. Ce fut le premier choc fondamental, celui qui a déstabilisé le centre de gravité traditionnel du pouvoir.

Le second choc est venu de la rue, avec le Hirak. En 2019, des millions d’Algériens ont imposé la fin du règne de Bouteflika. Mais loin de favoriser une transition politique réelle, cette contestation massive a déclenché la réaction d’un pouvoir décidé à se protéger avant tout. Le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah a pris le contrôle de la transition et a utilisé l’énergie du soulèvement pour purger le système de ses rivaux, sans jamais remettre en question les fondements autoritaires de l’État. La chute de Bouteflika n’a pas été le début d’une Deuxième République, mais le moment d’une reconfiguration interne autour d’un nouveau centre militaire. La mort soudaine de Gaïd Salah quelques mois plus tard a ouvert une nouvelle période de recomposition, au cours de laquelle le général Saïd Chengriha a consolidé progressivement son autorité, en renforçant l’empreinte sécuritaire du régime et en fermant davantage le jeu politique.

Tout au long de cette séquence, Abdelmadjid Tebboune, président élu dans un climat de rejet et d’abstention massive, a davantage incarné une fonction protocolaire qu’un pouvoir réel. Son mandat a servi à maintenir l’apparence d’une normalité institutionnelle, à organiser des élections et des révisions constitutionnelles sans véritable profondeur démocratique, pendant que les décisions essentielles se prenaient ailleurs, dans les cercles militaires et sécuritaires. Le fossé entre la société et les institutions n’a cessé de se creuser, tandis que le discours officiel répétait les promesses de “nouvelle Algérie” sans jamais en fournir les preuves concrètes.

Puis un troisième facteur est venu bouleverser cette architecture déjà fragile : la guerre en Ukraine et la crise énergétique mondiale. Du jour au lendemain, le gaz algérien est redevenu une ressource stratégique majeure pour l’Europe. Sonatrach, colonne vertébrale économique du pays, s’est retrouvée au centre de toutes les attentions. Les technocrates du secteur de l’énergie, hauts fonctionnaires, directeurs, ingénieurs, négociateurs, sont devenus les interlocuteurs privilégiés des capitales européennes en quête d’une alternative partielle au gaz russe. Ils ont gagné en visibilité, en pouvoir de négociation, en marge d’autonomie. En l’espace de quelques mois, l’appareil technocratique, jusqu’ici simple exécutant de décisions prises ailleurs, s’est mué en véritable pôle de pouvoir, capable d’influencer le calendrier des investissements, les orientations diplomatiques et les arbitrages budgétaires.

C’est à partir de ce moment que le triangle se cristallise. L’Algérie n’est plus dirigée par un bloc homogène mais par trois forces aux intérêts parfois convergents, souvent divergents. L’armée demeure le garant historique du régime, mais elle ne possède plus à elle seule la maîtrise totale du jeu. Les services de renseignement, fragmentés, secoués par des limogeages successifs et par le retour de figures de l’ancien système, tentent de préserver leur rôle d’arbitre caché dans un environnement instable. Les technocrates du secteur énergétique, appuyés sur une rente renforcée par la conjoncture, jouent désormais un rôle décisif dans les choix stratégiques, car sans eux, ni les dépenses sociales ni les équilibres budgétaires ne peuvent être assurés.

Ces rivalités silencieuses ont fini par se manifester au grand jour lors de la présidentielle de 2024, qui a laissé apparaître des fissures et des tensions inhabituelles au sommet de l’État. Le pays, jusque-là habitué à des mises en scène électorales parfaitement contrôlées, a vu filtrer des contestations de résultats, des contradictions dans le discours officiel et des signes de désaccord entre différentes composantes du pouvoir. L’Algérie, qui avançait masquée derrière une stricte discipline institutionnelle, a soudain laissé transparaître ses lignes de fracture. Non pas parce que le système se serait démocratisé, mais parce que les luttes internes sont devenues trop profondes pour rester totalement invisibles.

Le retour en 2025 d’anciens responsables sécuritaires, comme le général Hassan, n’est pas un simple détail de carrière. Il signale la volonté du régime de réactiver des réseaux et des méthodes que l’on présentait il y a peu comme dépassés. C’est le signe que le pouvoir cherche à équilibrer des forces internes qui s’opposent sur la manière de gérer le pays, en rappelant des hommes dont l’expérience, les loyautés et les réflexes sont parfaitement connus. C’est aussi l’aveu d’une incapacité structurelle à se renouveler autrement qu’en recyclant les mêmes figures, les mêmes pratiques, les mêmes réflexes sécuritaires, alors même que la société a profondément changé.

Dix ans après la chute du DRS et six ans après le Hirak, l’État algérien apparaît paradoxalement plus stable que jamais vu de l’extérieur, et plus fragmenté que jamais vu de l’intérieur. La rente énergétique, renforcée par la conjoncture internationale, donne l’illusion d’un répit durable. Mais cette rente ne règle aucune des questions politiques de fond. Elle anesthésie, elle temporise, elle permet de redistribuer un peu plus d’argent pour calmer la colère sociale, sans jamais résoudre ni la crise de légitimité, ni l’absence de projet national partagé, ni la marginalisation des forces sociales et politiques qui voudraient une véritable ouverture.

Cette fragmentation interne ne débouche pas nécessairement sur un effondrement brutal. Les systèmes rentiers peuvent durer longtemps lorsqu’ils parviennent à maintenir un équilibre précaire entre les différents pôles de pouvoir et à contenir la société par des combinaisons de répression, de clientélisme et de redistribution partielle. Mais elle crée un risque réel pour l’avenir. Un État qui avance sans vision politique claire, sans gouvernance unifiée et sans contrat social solide s’expose tôt ou tard à une crise majeure, déclenchée par un choc externe imprévu, par l’épuisement de la rente ou par l’accumulation de frustrations internes.

Le véritable défi de l’Algérie n’est ni son voisinage ni les tensions régionales, ni même l’économie mondiale. Il réside dans sa capacité à dépasser un modèle fondé sur la rente, la coercition et les rivalités internes pour enfin construire un État qui s’appuie sur la légitimité, la responsabilité et la participation de sa société. Tant que ce pas n’est pas franchi, la guerre silencieuse des trois pôles de pouvoir continuera de structurer la vie politique algérienne, au détriment de la clarté, de la transparence et de l’avenir.

Lahcen Isaac Hammouch est journaliste et écrivain belgo-marocain. Auteur de plusieurs ouvrages et tribunes, il s’intéresse aux enjeux de société, à la gouvernance et aux transformations du monde contemporain.

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