Ensemble contre le coronavirus
15H30 - lundi 16 mars 2020

Relire Camus. La chronique de Philippe Boyer

 

C’est sur fond d’épidémie qu’Albert Camus écrit sur la nature humaine. Son roman « La peste » s’avère plus que jamais une lecture utile.

Alors que le télétravail tend à se généraliser du fait de la crise sanitaire liée au coronavirus, qu’allons-nous faire du temps supplémentaire qui se présente à nous du fait que nous n’aurons plus à prendre les transports en commun ou nos voitures pour nous rendre sur nos lieux de travail ? Nous disposerons alors d’un supplément de temps précieux qui pourrait être, de manière certaine, utilement occupé. Si pour l’instant, cette présence à domicile a plutôt eu pour conséquence de faire bondir le chiffre d’affaire de sociétés dites « stay at home » (restez à la maison), celles ayant développé des services ou des produits que l’on utilise chez soi, du type livraison à domicile ou vidéo streaming : Netflix, Amazon Prime…., cette situation sanitaire tout à fait inédite a aussi eu pour effet de doper les ventes de quelques livres qu’il deviendrait ainsi urgent de lire ou de relire pour réfléchir et prendre du recul face aux circonstances actuelles.

Docteur Rieux

Le roman philosophique, « La peste »[1] d’Albert Camus fait partie de ces livres auxquels on veut se raccrocher, comme il en avait été de même au lendemain des attentats de Paris où le petit opuscule d’Ernest Hemingway, « Paris est une fête », texte inachevé, était devenu en quelques semaines le symbole de cette résistance contre le terrorisme dans la capitale. Avec « La Peste », Camus imagine qu’une épidémie de peste s’est abattue sur la ville d’Oran, en Algérie. A travers le journal d’un médecin, le docteur Rieux, on assiste à la propagation de l’épidémie dans une ville coupée du monde. L’enchaînement du récit et ses rebondissements sont d’une saisissante actualité : la description des symptômes, la mobilisation de la science et les espoirs suscités par la découverte d’un nouveau vaccin, voire, les agonies et les enterrements… Mais ce roman n’est pas que noirceur. Au contraire, c’est même plutôt un livre d’espoir puisqu’on y croise toute une galerie de personnages (le journaliste Rambert, l’intellectuel Tarrou, le curé Paneloux et bien sûr, le médecin Rieux…) qui, chacun à leur manière, se dévouent sans répit pour contenir le mal qui ronge les habitants de cette ville. Comme l’écrit Camus, des « héros insignifiants et effacés » mais qui tous font œuvre de fraternité dans une lutte contre la maladie.

 

Condition humaine

Camus reprend dans La Peste les thèmes philosophiques qui lui étaient chers : l’absurde, la révolte, l’hypothèse de la Providence et bien sûr la lutte contre le mal. Que ce dernier s’incarne dans la barbarie nazie (ce roman a été publié en 1947) ou dans les souffrances physiques et morales, ce mal (quelque part, une forme de « peste intérieure ») prend de multiples aspects dans les comportements humains : l’orgueil, le mensonge, la violence… dont il faut tenter, là aussi, d’endiguer la contagion. Se replonger dans ce roman c’est dépasser le simple récit d’une épidémie (on serait tenté de parler aujourd’hui de pandémie) pour réfléchir à notre condition humaine que l’on croyait, grâce aux miracles de la technologie et aux formidables avancées scientifiques, au-dessus de ce genre de fléau venu d’un autre âge. Là réside sans doute l’envolée des ventes de ce roman de Camus pour qui il s’agit simplement d’être conscient de nos limites tout en s’efforçant de faire valoir nos qualités humaines avant tout. Bref, et en ces temps où il n‘est plus recommandé de se serrer les mains, il s’agit plutôt de se serrer les coudes. Au chevet de Tarrou, celui-ci sur le point d’être emporté par la maladie, le docteur Rieux avoue que ce qui « l’intéresse, c’est d’être un homme » car lui, le simple médecin, se « sent plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints ».

Si quelques siècles avant Camus, Jean de la Fontaine avait lui aussi profité des effets de la peste (dans la fable « Les animaux malades de la peste » dont le premier vers rappelle qu’un « mal répand la terreur » à tel point qu’ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ») pour dénoncer l’injustice de l’Ancien Régime ( « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir »), l’auteur de « La Peste » est lui aussi et d’abord un homme révolté contre tout ce qui s’élève contre la dignité humaine, que celle-ci soit de l’ordre de l’épidémie ou de l’obscurantisme.

Philippe Boyer 

[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/03/03/le-coronavirus-dope-les-ventes-de-la-peste-d-albert-camus_6031679_3224.html