Géopolitiques
08H47 - lundi 7 octobre 2019

Ce que les applis nous disent des enjeux géopolitiques. La chronique de Philippe Boyer

 

TikTok et FaceApp sont deux applications à succès qui traduisent les ambitions géopolitiques de pays qui entendent désormais peser en termes de leadership technologique mondial.

 

Les relations internationales des prochaines décennies resteront durablement marquées par la compétition entre la Chine et les Etats-Unis. Si la dimension militaire est et restera au centre des enjeux entre ces deux superpuissances, l’arme économique et technologique prendra, quant à elle, une place croissante. A ce titre, la récente affaire Huawei est la preuve que les Etats-Unis n’entendent pas se faire damer le pion par la Chine sur ces sujets de maitrise de la chaine de valeur technologique. Résumons les faits. En inscrivant, au printemps dernier, Huawei, troisième groupe d’électronique mondial en chiffre d’affaires et premier dépositaire de brevets à l’échelle de la planète, sur la Entity List du Département du Commerce américain, Donald Trump a souhaité porter un coup d’arrêt à l’expansion rapide de la firme de Shenzhen au motif qu’elle représente un danger pour la sécurité du pays. Non seulement, les technologies Huawei (la 5G, en particulier) ne sont plus les bienvenues sur le sol américain mais elles ne peuvent plus non plus être intégrées aux matériels des firmes technologiques américaines[1] : le constructeur chinois n’ayant plus accès à la myriade de services Google pour mobiles. Une décision lourde de conséquences à quelques semaines de la sortie de nouveaux smartphones haut de gamme.

 

Guerre technologique

Dans cette quête pour la suprématie technologique mondiale qui se joue à coups de 5G, de supercalculateurs, d’informatique quantique et d’intelligence artificielle, la Chine a clairement pour ambition d’étendre sa sphère d’influence technologique en brisant le quasi-monopole des Etats-Unis. Mais l’affrontement sino-américain ne se joue pas seulement sur les grandes infrastructures numériques. De manière plus discrète mais néanmoins redoutable en termes de portée, la Chine pousse également ses pions en matière de services numériques. Certes, Baidu et WeChat peinent encore à s’imposer en Occident mais il est une autre application, conçue et développée en Chine, qui a su devenir en quelques mois un véritable phénomène de société à l’échelle mondiale : TikTok. Particulièrement prisée des jeunes ados, cette application sous forme de réseau social permet de poster des vidéos d’une quinzaine de secondes montrant ses utilisateurs danser et chanter en playback. Développée par ByteDance, une « start-up » déjà valorisée 75 milliards de dollars (valorisation supérieure à celle d’Uber), TikToK s’est répandue comme une trainée de poudre dans le monde entier, démontrant pour la première fois de la récente histoire numérique que les Etats-Unis n’avaient plus le monopole des applications grand public, symbole de la mondialisation.

 

La Russie aussi

A côté de la Chine, il faut aussi compter avec la Russie. Dans une moindre mesure, ce pays fait également preuve d’indéniables capacités d’innovation technologiques comme en témoigne le succès de l’application FaceApp qui permet de « vieillir » un individu sur une photo grâce à des filtres. Créée par Yaroslav Goncharov à Saint-Pétersbourg, le fondateur de FaceApp incarne le profil type du « start-upper » qui, presque par hasard dans son garage ou dans sa chambre d’étudiant, imagine et met au point une application capable de divertir, instruire… bref, de relier les Hommes, à l’instar d’un certain Mark Zuckerberg qui, en 2004, lança un modeste réseau social nommé Facebook. La suite est connue.

 

Leadership technologique européen

Si le succès foudroyant de FaceApp s’est vite accompagné de mises en garde concernant la protection des données personnelles transmises par ses utilisateurs, FaceApp, tout comme TikTok, traduisent néanmoins le fait que les Etats-Unis doivent désormais compter sur l’émergence d’autres Etats en concurrence directe avec leur suprématie technologique. Si la Chine ne s’en cache pas – le plan Made in China 2025 détaille ses objectifs pour notamment réduire sa dépendance à l’égard des technologies étrangères – la Russie et peut-être prochainement l’Inde ou d’autres pays du continent africain pourraient, eux aussi, faire de l’ombre aux Etats-Unis et à leur prééminence numérique.

Quant à l’Europe, l’enjeu est de savoir si nous réussirons à peser durablement sur ces enjeux technologiques et donc géopolitiques. En traçant notre propre voie et en faisant émerger des acteurs mondiaux du numérique, voire des start-up qui, même de manière éphémère à la façon des FaceApp ou des TikTok, propageront leurs produits à travers le monde, nous démontrerons ainsi, et s’il était encore besoin de le faire, la maîtrise de notre savoir-faire technologique et de nos fantastiques capacités d’innovation. L’Estonie avec ses licornes et son e-passeport, a déjà montré la voie. Nul doute que ces enjeux figureront parmi les priorités de Margrethe Vestager pour les cinq prochaines années. La Commissaire européenne à la concurrence a tout récemment hérité d’un poste couvrant également les sujets numériques, aidée, espérons-le, par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Philippe Boyer

Directeur de l’innovation d’un grand groupe, chroniqueur Opinion Internationale.

Son dernier livre : «God save the tweet» par Philippe Boyer, roman, éditions Kawa, mars 2019.


[1]https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/08/30/huawei-les-services-google-seront-totalement-absents-du-prochain-smartphone-mate-30_5504688_4408996.html