On croyait, peut-être naïvement, que le cœur de l’action publique battait au rythme du contrôle démocratique. Que dans notre République, toute puissance devait s’accompagner d’une exigence de justification, et que l’approbation des comptes publics n’était pas une simple formalité, mais une condition essentielle à la légitimité de l’action.
Mais voilà que la réalité de la vie administrative et politique française, en 2025, nous ramène brutalement à une tout autre lecture : celle d’un pouvoir qui agit sans validation, d’une gestion qui continue malgré le désaveu, et d’une hiérarchie administrative à qui l’on ne demande jamais de rendre vraiment des comptes. On navigue dangereusement entre impunité et inertie…
Les comptes de l’Assurance maladie ont été passés au crible… et ils ont été refusés.
La Cour des comptes a formulé des réserves très lourdes. Assemblée nationale et Sénat ont, eux aussi, dit non : les deux chambres ont rejeté le projet de loi d’approbation des comptes pour 2024, au motif même de l’impossibilité de certification. Un rejet ferme, à l’unisson, sur un sujet pourtant purement technique, un rejet trans-partisan…
Et que se passe-t-il ? La même chose qu’avec la dérive abyssale des comptes publics sous Bruno Lemaire : rien, rien, rien. Le silence règne…
Pas un limogeage. Pas une suspension. Pas même une explication publique.
La Cour des comptes, dans un rare moment de fermeté, a tout simplement refusé de certifier les comptes 2024 de la CNAM pour sa branche famille et pour la Caisse Nationale des allocations familiales. Les erreurs sont massives, répétées, documentées : plus de 6,3 milliards d’euros en jeu, soit près de 8% du montant des prestations, notamment sur le RSA, la prime d’activité et les aides au logement… Plus d’un quart des montants versés au titre de la prime d’activité sont entachés d’erreurs !
Sur la branche maladie et accidents du travail-maladies professionnelles, la Cour certifie avec réserve. On la comprend : le montant des erreurs atteint 3,3 milliards d’euros en 2024 après 3,1Mds en 2023… Réserve aussi sur les comptes de la branche vieillesse et de la caisse nationale d’assurance vieillesse, près du milliard d’euros d’erreurs en 2024 comme en 2023… et tout est comme cela, il suffit de lire le rapport de la Cour des Comptes, édifiant…
Ses recommandations sont pourtant simples : être rigoureux et faire preuve de professionnalisme, on aurait pu penser que c’était un prérequis pour diriger les dépenses de notre système de santé, un des piliers du modèle social et républicain de notre pays ! et bien non !
Le Parlement, dans une convergence aussi rare qu’inquiétante, a suivi: les députés et les sénateurs ont voté contre l’approbation de ces comptes. Voilà donc, institutionnellement, un triple signal d’alerte.
Dans le privé, un tel enchaînement déclencherait une crise immédiate. Si un commissaire aux comptes refusait de certifier les résultats d’un groupe du CAC 40, et que les actionnaires réunis en assemblée générale rejetaient à l’unanimité les comptes présentés, que se passerait-il ? Le directeur général serait-il toujours en poste le lendemain ? Non. Une entreprise cotée ne pourrait survivre à ce type d’aveu d’échec sans décision immédiate. Son cours s’effondrerait en Bourse, le coût de sa dette exploserait, les agences de notation sortiraient au plus vite cette entreprise du champ de « l’investment grade », les actionnaires activistes attaqueraient en force les dirigeants devant les tribunaux.
Dans le secteur public ? Tout continue. À la CNAM, aucun signal. Le gouvernement, pourtant averti, ne dit rien. Et l’opinion publique ? elle ne sait même pas. Qui lui en parle ? Il faut chercher dans les recoins d’un communiqué pour deviner l’ampleur de l’anomalie. Qui lit les rapports de la Cour des Comptes, un Corps pourtant bien précieux en ces temps de crise ? Qui avait ce vote du Parlement ?
Et c’est peut-être là le plus grave.
Que les comptes soient erronés, cela peut s’expliquer – par la complexité, la volumétrie, les interfaces, l’inertie. Mais que le pouvoir exécutif ignore le jugement de la Cour des comptes, des représentants du peuple, et même du bon sens comptable, voilà ce qui est inacceptable.
Nous ne sommes plus dans un oubli ou dans une lenteur administrative : nous sommes dans un refus de principe d’accepter les règles fondamentales du contrôle. Nous sommes dans une République où les gestionnaires publics peuvent ne pas justifier leurs bilans, ne les assument en rien, et où personne ne s’en émeut.
La CNAM, ce n’est pas une petite structure. C’est le socle de notre système de soins, et donc un élément clé de notre Vivre Ensemble, de notre Pacte Social. C’est près de 250 milliards d’euros par an, soit bien plus que n’importe quel ministère.
C’est important, c’est notre argent, notre protection sociale, notre avenir. Que ce mastodonte puisse évoluer sans que ses comptes soient validés est un signal terriblement dangereux.
Danger pour la démocratie, danger pour la gestion, et surtout, danger pour la confiance. Car on ne pourra pas éternellement exiger des Français qu’ils fassent des efforts, qu’ils cotisent, laisser entendre que nos aînés devraient « se serrer la ceinture », pendant que ceux qui gèrent les milliards publics échappent au plus élémentaire des contrôles : celui de la vérité des chiffres.
Alors que faire ? D’abord, sanctionner. Pas pour punir symboliquement, mais pour rétablir un principe : celui de la responsabilité. Les dirigeants ne sont pas forcément coupables mais ils sont bien responsables ! Ensuite, publier intégralement les motifs du rejet, que cela soit visible par tous, et lancer une réforme en profondeur de la CNAM. Pas par MacKinsey mais avec une mission de nos grands Corps d’Etat. Ils savent, eux, être efficaces sans coûter des millions pour des rapports qui ne servent qu’à caler des armoires. Enfin, faire de ce cas un véritable cas d’école : pour que les responsables publics sachent que dans une démocratie adulte, les comptes doivent compter.
Que font pour le moment les responsables de la CNAM ? pas grand-chose ! l’an dernier ils avaient proposé 30 mesures, et il ne s’était pas passé grand-chose ensuite. Cette année ils en proposent 60, et il ne passera rien de plus si nous ne réagissons pas collectivement et si le Gouvernement ne s’implique pas bien plus. Que propose d’ailleurs le Gouvernement ? que les pharmaciens demandent la présentation des cartes vitales lors de la délivrance des médicaments… on croit rêver, car ce devrait déjà être le cas. Il faut vraiment que le Gouvernement se montre à la hauteur des enjeux, et des montants colossaux de cette gabegie. Par exemple en mettant en place, enfin, le couplage entre les cartes vitales et les cartes d’identité ou les cartes de séjour, ou en vérifiant efficacement si les bénéficiaires des prestations existent bien encore et ont droit aux remboursements…
Laisser passer ce rejet unanime, de l’organe de contrôle par excellence, la Cour des Comptes, comme des Représentants du Peuple Français, dans un silence complice, est un manquement à l’exemplarité, à l’exigence républicaine. L’Assurance maladie engage nos impôts et notre futur : gouverner, c’est rendre des comptes. Passer sous silence, c’est abandonner toute forme de contrôle démocratique.
Sinon, la République elle-même cessera d’être crédible.
Patrick PILCER
Conseil et expert sur les marchés financiers, président de Pilcer & Associés, chroniqueur Opinion Internationale