Edito
09H51 - lundi 22 avril 2024

« Nous sommes rentrés en période préfasciste » : Guillaume Trichard, Grand Maître du Grand Orient de France, face à Michel Taube

 

Montée de l’extrême-droite, menaces islamiste sur la laïcité, projet de loi sur la fin de vie : Guillaume Trichard, Grand Maître du Grand Orient de France, à la tête de la plus ancienne obédience maçonnique de France, « libérale et adogmatique », fait face à Michel Taube au cœur de l’actualité. Entretien.

 

Guillaume Trichard, bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à Opinion Internationale. Vous êtes le Grand maître du Grand Orient de France qui est, on peut dire, la plus grande obédience maçonnique française ?

Le Grand Orient de France est la première obédience libérale et adogmatique du monde et la plus ancienne obédience maçonnique française. 

En novembre dernier, le Président de la République vous a fait l’honneur de saluer les deux-cent-cinquante ans de de votre institution. Il y a peu de Présidents de la République qui y sont venus, à ma connaissance ?

Le dernier président en exercice qui est venu visiter le Grand Orient de France est Émile Loubet qui a gouverné de 1899 à 1906. Emmanuel Macron est le premier Président depuis Émile Loubet, à venir visiter le Grand Orient. Je rappelle toutefois que François Hollande était venu inaugurer le musée de la franc-maçonnerie. Emmanuel Macron, lui, est venu passer plusieurs heures au siège du Grand Orient de France.

D’abord pour visiter l’exposition du deux-cent cinquantième anniversaire de l’appellation Grand Orient de France (qui fêtera en fait son trois-centième anniversaire dans quatre ans, puisque les premières loges du Grand Orient de France apparaissent dès 1728).

Puis un déjeuner s’est tenu autour du chef de l’Etat avec d’autres Grands maîtres des principales obédiences maçonniques françaises. Il a ensuite prononcé un discours au temple Arthur Grossier, un discours historique puisque, pour le coup, c’est la première fois qu’un Président de la République en exercice s’adressait à des francs-maçons dans un temple maçonnique.

Le Président de la République a inauguré son premier mandat en allant faire un discours au Collège des Bernardins sur son rapport à Dieu. Et là, quelques années plus tard, il se retrouve au Grand Orient de France à prononcer un grand discours devant des francs-maçons, qui sont peut-être plus agnostiques.

Alors, de vous à moi : quel est le secret de la relation de notre Président de la République, aujourd’hui, aux questions de spiritualité. Qu’avez-vous retenu de son discours ?

Je crois effectivement qu’il a un rapport intime avec la spiritualité, mais finalement, qui est le rapport que chacune et chacun d’entre nous peut avoir. Et moi, je le dis très souvent, les hommes et les femmes qui s’engagent au Grand Orient de France sur le chemin initiatique ont également un rapport étroit avec la spiritualité. On dit, en franc-maçonnerie, que nous pratiquons le travail de l’esprit sur la matière.

Le Président de la République est venu au Grand Orient de France surtout pour saluer le rôle des francs-maçons qui ont toujours été à la défense des principes et des valeurs de la République et qui ont participé également à sa construction. Il était là pour finalement signifier la reconnaissance de la République française à la franc-maçonnerie française, et c’est en cela que sa présence était historique. 

Vous dites que la franc-maçonnerie a contribué à bâtir les fondations de la République française. À la sauver également. Quelle est la position, s’il y en a une, du Grand Orient de France sur la montée depuis au moins vingt ans de la droite nationaliste de du Rassemblement national, anciennement Front national ? Avec autant d’électeurs, le RN fait partie du spectre républicain, non ?

Non, les deux partis d’extrême-droite ne font pas partie du spectre républicain. Ils n’ont pas l’amour de la République. 

Ce n’est pas ce qu’ils disent…

Il faut toujours se méfier de ce qui est dit et proclamé. Moi, je note que très souvent, dans les discours, il n’est finalement pas fait référence à la République. Il est fait référence à la France, mais pas à la République. Les francs-maçons en France sont attachés profondément à la République, à cette République universelle fondée sur la liberté, l’égalité, la fraternité. Donc, le Grand Orient de France et ses membres sont opposés à l’extrême-droite, et seront toujours opposés à l’extrême-droite, parce que nous considérons que l’idéologie de l’extrême-droite porte est contraire à nos principes et à nos valeurs humanistes, universalistes.

Donc, vous ne croyez pas Marine Le Pen ni Jordan Bardella lorsqu’ils disent qu’ils sont parfaitement républicains ?

Non seulement ils ne sont pas républicains, mais ils ne sont pas laïques. Ils ont une laïcité à géométrie variable.

Dans quel sens ? Ils n’arrêtent pas de dire qu’ils défendent la laïcité…

Dans le sens qu’ils sont peu bavards concernant par exemple les élus qui violent la loi de 1905 et participent à des cérémonies religieuses. Ils sont peu prolixes sur la place que certains de leurs élus, d’ailleurs, réservent aux crèches dans les mairies. Et, je le dis souvent : au Grand Orient de France, nous n’avons pas la laïcité à géométrie variable. Pour nous, c’est : ni crèche dans les mairies, ni abaya dans l’école publique laïque gratuite, ni bougie de Hanoucca allumée dans la Salle des fêtes de l’Élysée.

Il est très important que les élus montrent l’exemple, parce que s’ils ne montrent pas l’exemple de ce qu’est réellement la laïcité, s’ils la travestissent, s’ils violent les principes de neutralité de l’État, de séparation des églises et de l’État, qui sont évidemment fondamentaux pour notre République, à ce moment-là, ils donnent quelque part le champ libre aux intégrismes religieux de tous poils. 

Mais que fera-t-on demain si le Rassemblent national emporte largement les élections européennes et que, comme certains le prédisent déjà, il arrive au pouvoir en 2027 ?

L’heure n’est pas à faire des hypothèses et des circonvolutions. L’idée, je l’ai dit, c’est de réparer et de défendre la République. Nous sommes en 2024, il est encore temps pour que, dans ce pays, on résolve les maux qui rongent notre société. L’extrême-droite progresse sur un terreau qui lui est fertile, celui de l’injustice sociale, ce sentiment de séparatisme, d’abandon par la République. Vous savez : quand vous avez des problématiques d’accès aux soins, une problématique de transports publics qui n’existent plus, que vous ne pouvez pas, ou difficilement, faire vos actes d’état civil les plus simples et qu’il vous faut faire des centaines de kilomètres, alors les citoyens commencent à sentir qu’ils se sentent abandonnés par la République.

Et c’est sur ce terreau-là que progresse l’extrême-droite, en France et partout en Europe. Nous allons avoir les élections européennes en juin prochain et les sondages, qui sont mauvais en France puisqu’ils donnent en tête l’extrême droite, sont également mauvais dans nombre de pays européens. C’est ce qui doit nous inquiéter.

Avec le Grand Orient de France, nous revenons d’un voyage mémoriel, nous étions plus de trois cents francs-maçons en Pologne, à Auschwitz-Birkenau. Nous voyons l’histoire se répéter avec une stigmatisation des étrangers, des immigrés, des propositions malheureuses sur la remise en cause du droit du sol. Tout ce qui est en train d’alimenter le débat public sent profondément mauvais, rappelle des heures sombres de notre histoire, des heures de préparation, malheureusement, de l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir.

Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, j’ai le sentiment que nous sommes rentrés en période préfasciste, et je pèse mes mots.

Mais, vous savez, les francs-maçons ne sont jamais désespérés, ce sont des travailleurs. Donc ils continuent à œuvrer dans leur loge. Et puis, le rôle des francs-maçons, c’est évidemment de réfléchir dans nos ateliers aux grandes questions de société, mais c’est surtout d’agir en dehors du temple, c’est cela qui est essentiel. 

Vous avez eu un illustre franc-maçon au Grand Orient de France, qui s’appelle Jean-Luc Mélenchon, si mes informations sont bonnes. Qu’est-ce que vous pensez de son évolution sur les questions de laïcité justement ?

Je n’ai pas de commentaires à faire sur un ex-frère qui a choisi de démissionner. S’il a démissionné, c’est qu’il a estimé qu’il n’était plus en phase avec les principes et les valeurs du Grand Orient de France. 

En 1905, les lois de laïcité se sont construites sur un conflit entre la puissance publique, et un culte religieux qui était à l’époque l’Église catholique. Aujourd’hui il y a un conflit, il faut le dire, entre une religion ou des représentants d’une religion qui s’appelle l’Islam, et la laïcité, entendue comme étant la séparation des églises et de l’État, la neutralité dans les services publics, et j’aimerais ajouter la discrétion du religieux dans l’espace public.

Est-ce que vous considérez que l’islam est à même de comprendre et d’adopter ces principes de neutralité et de discrétion qui fondent la laïcité à la française. Où est-ce que vous craignez que ce soit une cause perdue ?

Je suis meurtri, comme beaucoup de Français, de l’islamisme qui tue sur notre territoire et dans d’autres parties du monde.

Cela étant dit, je crois qu’il ne faut pas oublier les autres religions. Si le Grand Orient de France est une obédience libérale et adogmatique, c’est-à-dire adversaire de tout dogme, y compris les dogmes religieux, cela signifie que nous considérons que toutes les religions portent en elles l’idée d’imposer des règles dictées par des dogmes religieux. De les imposer aux hommes et aux femmes dans les différents pays où elles sont implantées, et c’est en ce sens que la loi de 1905 est une loi de concorde et de paix parce qu’elle remet les églises chez elles, c’est-à-dire dans leurs lieux de culte.

Et nos lois intiment aux églises de ne pas s’occuper de la vie politique dans notre pays, et donc moi, je reste très soucieux de ce que ces principes de la loi de séparation soient respectés par toutes les religions. Cela vaut également pour la religion catholique, mais toutes les religions sont évidemment concernées par la loi de séparation.

Vous avez bien vu les déclarations de l’Église catholique au moment de la constitutionnalisation de l’IVG en France en rappelant qu’elle n’était pas favorable à ce qu’on constitutionnalise des dispositions donnant la mort. L’Église catholique ne change pas, elle reste dogmatique, et donc il faut faire attention de se défendre des intégrismes religieux tels que l’islamisme, mais il ne faut pas non plus perdre de vue que les religions portent en elles, par nature, une volonté d’imposer des règles aux citoyens, qui ne sont pas des règles décidées démocratiquement par les représentants du peuple.

 

« Nous lancerons la semaine prochaine à Strasbourg un appel avec plusieurs obédiences maçonniques européennes pour une Europe de la paix, de la justice sociale et de la fraternité. »

 

La guerre est de retour sur le sol européen avec la Russie qui tente d’envahir et d’occuper l’Ukraine. Est-ce que le Grand Orient de France a une position, pro-ukrainienne, contre Poutine, contre la guerre ? Une position officielle du Grand Orient de France tenant compte notamment du fait que vous avez une pluralité de points de vue, j’imagine, parmi vos membres ?

Le Grand Orient de France est préoccupé par toutes les guerres, partout où il y a des conflits armés. Vous n’avez pas cité le conflit au Proche-Orient, donc je le cite parce qu’il fait des milliers, des dizaines de milliers de victimes.

Nous sommes horrifiés par toutes les guerres. Notre utopie depuis toujours, c’est la construction de cette République universelle, que l’on ne veut pas seulement pour la France hexagonale et les territoires d’Outre-mer, mais que l’on veut pour le monde entier, y compris pour l’Europe donc, c’est à dire une Europe de la paix, de la démocratie, une Europe de la justice sociale.

Et j’en profite pour vous annoncer que, dans quelques jours, nous lancerons un appel avec plusieurs obédiences maçonniques européennes, un appel justement pour une Europe de la paix, une Europe de la justice sociale et une Europe de la fraternité. 

Dernière question, sur la fin de vie, avec un projet de loi en discussion. Là aussi, est-ce que vous avez une position sur ce débat qui commence à diviser la société française ?

Je ne crois pas que ce débat divise la société française. Je crois qu’au contraire cette loi de l’ultime liberté, comme je la qualifie, est très attendue par une écrasante majorité de Françaises et de Français. Le Grand Orient de France a toujours été aux avant-postes de ce combat qui est un combat laïque. 

Pourquoi est-il laïque ?

Il est laïque parce que, là encore, il est question de la liberté absolue de conscience. Il est question de la libre disposition par les êtres humains de leur corps pendant toute leur vie jusqu’à leur mort et de l’émancipation de leur mort. C’est-à-dire que c’est une question aussi d’émancipation.

Les êtres humains ont émancipé leur vie. Là, il s’agit d’émanciper leur mort des dogmes religieux, parce que ceux qui sont les adversaires de ce projet de loi sur une aide à mourir, qui sont-ils ? Ce sont les religieux. Ce sont les religions, ce sont les dogmes. 

Mais on pourrait être, par sa propre conscience, hostile à ce projet de loi sans être d’ailleurs un dogmatique ?

Bien sûr, ce projet de loi va donner des droits, et ne rien enlever à ceux qui ne veulent pas en bénéficier. Mais celles et ceux à qui on a annoncé qu’ils sont condamnés, qu’ils ont une maladie incurable, que leur espérance de vie est inférieure à un an, doivent pouvoir choisir le moment de leur finitude. C’est une question de progrès social.

Il n’est pas acceptable dans ce pays, ni dans le monde, que des femmes et des hommes puissent non seulement souffrir physiquement mais aussi moralement, parce qu’ils se savent condamnés et leur espérance de vie très courte. Donc, je crois que c’est une question de progrès de l’humanité. 

Il y a des francs-maçons qui sont contre ce point de vue, j’imagine ?

Vous savez, au Grand Orient de France, il y a la liberté d’expression, donc il y a des débats. Mais, aujourd’hui, je crois que ces débats ont eu lieu. Ils ont eu lieu d’ailleurs au sein de la Convention citoyenne sur la fin de vie, qui a été, dans une écrasante majorité, une quasi-unanimité, favorable à la loi qui permet cette aide à mourir.

Désormais, les débats doivent avoir lieu au Parlement. Nous, ce que nous attendons, c’est que les parlementaires se saisissent désormais de ce projet de loi. Henri Caillavet, illustre franc-maçon, avait, dans les années 1970, soumis une proposition de loi pour une fin de vie digne. Elle avait été rejetée à quelques voix près au Sénat.

Vous mesurez tout le temps perdu depuis les années 1970 ? Bien sûr, il va y avoir des débats et nous sommes attachés à la démocratie, mais les Françaises et les Français, qui ont tous été touchés dans leur chair parce qu’on a tous, à un moment de notre vie, eu des amis ou de la famille concernés, ne peuvent plus attendre. 

Propos recueillis par Michel Taube