Edito
03H35 - mercredi 14 décembre 2022

Qatargate : y aurait-il des Kaili et Panzeri français ? Et qui sont les corrupteurs ? L’édito de Michel Taube

 

Eva Kaili, vice-présidente du Parlement européen, était reçue à Doha le 1er novembre par l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani.

Le 26 novembre dernier, Emmanuel Macron se serait-il avancé un peu vite ? Dans un tweet étonnant, le président de la République écrivait : « Cette Coupe du monde de football, la première organisée dans le monde arabe, témoigne de changements concrets qui sont à l’œuvre. Le Qatar s’est engagé dans cette voie et doit continuer. Il peut compter sur notre soutien. »

« Changements concrets » ? Nous aimerions bien les connaître lorsqu’on apprend l’arrestation de six personnes en Belgique et en Italie pour faits supposés de corruption au profit du Qatar. Parmi eux Madame Eva Kaili, élue socialiste grecque, vice-présidente du Parlement européen, aujourd’hui même démise de ses fonctions. C’est un séisme pour le Parlement Européen, perclus de lobbyistes parfois prêts à tout pour acheter les votes ou le silence des députés européens.

En visite à Doha demain soir pour assister à la demi-finale de la Coupe du monde de football, nul doit qu’Emmanuel Macron demandera, au nom de l’Union Européenne, des éclaircissements à son homologue qatarien, Son Altesse Tamim ben Hamad Al Thani.

 

Le Qatar à l’assaut de l’Europe

La question est presque naïve : qui a voulu acheter la démocratie européenne ou, pour le moins, certains de ses représentants ? Soyons plus précis : à Bruxelles et en Italie, qui a donc remis à cette députée et ces personnes aujourd’hui incarcérées les centaines des milliers d’euros saisis par la justice ?

La consultation de l’agenda de la vice-présidente du Parlement européen nous met-elle sur une piste ? En octobre et novembre, Madame Eva Kaili a reçu à Bruxelles le Dr Ali bin Samikh Al Marri, le ministre du travail de l’Emirat qui n’arrête pas de se prévaloir à qui veut l’entendre d’extraordinaires progrès dans le droit du travail au Qatar. Elle s’est même rendue au Qatar pour y être reçue le 1er novembre dernier en grande pompe par l’émir Tamim ben Hamad Al Thani en personne.

Le 14 novembre 2022, la sous-commission des droits de l’homme du Parlement Européen dirigée par sa nouvelle présidente Maria Arenae, succédant à l’ancien eurodéputé Panzieri, avait organisé à Bruxelles une conférence sur la coupe du Monde au Qatar, avec comme invité d’honneur Dr Ali Bin Samikh Al Marri. Ce dernier avait par ailleurs rencontré la Présidente du Parlement Européen, Roberta Metsola, le 11 mai 2022 et le Vice-Président Margaritis Schinas, le 12 octobre 2022.

Le ministre qatari semble avoir ses habitudes dans cette noble institution européenne.

Heureusement que le 24 novembre dernier, pour « saluer » l’ouverture de la Coupe du monde de football, le Parlement européen avait voté une résolution sur la situation des droits de l’homme au Qatar. Les députés y soulignaient que « l’État du Golfe a remporté le processus de candidature à la Coupe du monde de la Fédération Internationale de Football (FIFA) malgré des allégations crédibles de corruption. » Et de déplorer « la mort de milliers de travailleurs migrants, qui ont aidé le pays à préparer le tournoi, principalement dans le secteur de la construction, ainsi que de nombreux blessés. » Le Parlement européen osait conclure que « la corruption au sein de la FIFA est « endémique, systémique et profondément enracinée » et que le processus d’attribution de la Coupe du monde de football au Qatar en 2010 n’a pas été transparent ni fait l’objet d’une évaluation des risques responsable. […] Se faisant, la FIFA a gravement porté atteinte à l’image et à l’intégrité du football mondial. »

Manifestement certains députés européens comme Madame Eva Kaili devaient regarder des matchs de foot au moment de ce vote solennel.

Mais au fond ne fait-on pas semblant de découvrir un secret de Polichinelle ? Le Qatar, pendant plus de vingt ans, a multiplié les appâts sonnants et trébuchants auprès d’institutions publiques et privées, auprès d’élus parlementaires, de lobbyistes parfois déguisés en défenseurs de la veuve et de l’orphelin.

Les violations des droits sociaux des bâtisseurs des stades et la gabegie environnementale entachaient déjà le futur héritage de la Coupe du monde de foot. Il apparaît donc au grand jour, avec ces arrestations spectaculaires, que la stratégie de soft-power du pouvoir qatari a aussi connu des dérives profondément choquantes en Europe-même, dérives qui risquent de fragiliser nos institutions démocratiques et économiques. On le voit à Bruxelles.

Paris pourrait ne pas en être longtemps épargné.

 

La capitale européenne du soft power qatari n’est pas à Bruxelles mais bien à Paris

En effet, depuis que cette affaire bruxelloise et italienne secoue le Parlement Européen, une question taraude notre esprit : y aurait-il des Eva Kaili et des Pier-Antonio Panzeri français ? Y aurait-il des corrupteurs qataris voire français à Paris ? Nous sommes convaincus que la justice française sera tout autant efficace que la justice belge dont nous saluons le courage.

Sans porter la moindre accusation, il est de notoriété publique que des parlementaires ou d’anciens ministres français ont été des habitués de Doha : il y a les historiques comme Rachida Dati ou Michèle Alliot-Marie (dont les votes au Parlement Européen ont souvent laissé dubitatif), il y a eu aussi quelques jeunes pousses de la macronie dans les années 2017-2020 et tant d’autres malheureusement. Peut-être que tous ces visiteurs français de Doha devraient-il avoir à en justifier.

Une chose est sûre : la France est le centre de gravité de toute la stratégie qatarie de soft-power depuis quinze ans. Précisons que Paris est devenue incontournable dans la stratégie du Qatar depuis la libération des infirmières bulgares condamnées à mort en Libye. C’est à ce moment précis que, selon nous, se sont nouées des liaisons dangereuses entre la France et le Qatar. Pourquoi ? Parce que le père de l’actuel chef d’Etat, Hamad ben Khalifa Al Thani, avait accepté, à la demande de Nicolas Sarkozy (à qui l’auteur de ces lignes avait présenté les familles bulgares et palestinienne le 4 mai 2007), de payer les 400 millions d’euros de rançon exigés par Mouammar Kadhafi pour leur libération.

Pour quelles contreparties ? Elles furent connues dans les années suivantes : l’obtention et la réussite de la Coupe du monde de football passaient par Paris. Achat du PSG et de Lionel Messi, maintien coûte que coûte de Kylian Mbappé au PSG, investissements dans les médias français (14% du groupe Lagardère, donc Paris Match et le JDD pendant des années, étaient détenus par le Qatar avant leur rachat par le groupe Bolloré), investissements immobiliers somptuaires en France, influence qatarie sur les jeunes issus des banlieues françaises… La France est devenue la capitale européenne du lobbying qatari.

 

Affaires qataries en France

Ce n’est donc pas une surprise si ce n’est pas qu’à Bruxelles que les nuages s’amoncellent dans le ciel étoilé d’un Qatar certainement aveuglé par sa fierté d’avoir organisé sa Coupe du monde de foot.

En France, il y a cette affaire de biens mal acquis, de comportements qualifiables de corruption et de trafic d’influence, qu’auraient commis en France des dignitaires qataris, sur fond d’arbitrages internationaux douteux (tel que nous l’écrivions déjà en octobre avec Philippe Feitussi, avocat chez DWF France), dans le différend qui a porté à l’aube des années 2000 sur la souveraineté des îles Hawar, des hauts-fonds de Fasht ad Dibal et de Qit’at Jaradah et sur la délimitation des zones maritimes entre les deux États. Des juges français de la Cour Internationale de Justice seraient impliqués. L’enjeu géopolitique est de taille : selon Le Point, le Bahreïn aurait peut-être été spolié de la manne gazière qui a fait la fortune du Qatar. La justice française pourrait finir par s’y intéresser…

Il y a ensuite les accusations de corruption contre le patron du PSG, Nasser al-Khelaifi, qui se paye le luxe d’exercer à présent un chantage sur la Ville de Paris pour acheter à vil prix le Parc des Princes (à quand la Tour Eiffel ?). Notre conviction est plutôt que le Qatar cherche un prétexte pour vendre le PSG en 2023 et refermer la page foot pour investir d’autres champs du soft-power.

Il y a enfin cette affaire de la séquestration, de la torture et du chantage exercés sur Monsieur Tayeb Benabderrahmane, chef d’entreprise français et ancien conseiller spécial de l’ex-président du NHRC qatarien, le National Human Rights Council, le fameux Dr Ali bin Samikh Al Marri que nous citions plus haut, devenu entre-temps ministre du travail du Qatar, celui-là même qui a rencontré à plusieurs reprises la vice-présidente du Parlement Européen, aujourd’hui écrouée.

Tayeb Benabderrahmane, mais aussi sa femme et sa famille, sont les victimes d’un système mafieux mis en place par des dignitaires qataris habités par un sentiment de toute-puissance. Tayeb Benabderrahmane aurait pu y perdre la vie lorsque l’on pense à la mort de Marc Bennett, 52 ans, ancien directeur chez Tui et Thomas Cook, agent de promotion de la coupe du monde, retrouvé pendu à l’hôtel Curve de Doha le jour de Noël 2019. Et il y a eu le cas du Kenyan Malcolm Bidali, blogueur évoqué dans notre média il y a déjà dix-huit mois. Et actuellement le cas préoccupant du Jordanien Abdullah Ibhais encore dans les geôles qatariennes où il dénonce des actes de torture.

Aujourd’hui, Tayeb Benabderrahmane est engagé dans un bras de fer judiciaire avec le Qatar car il compte bien obtenir justice. Il a intenté pas moins de huit actions judiciaires en France et aux Etats-Unis. Dès aujourd’hui le 13 décembre, l’on devrait connaître les noms des juges désignés par le CIRDI (Centre International pour le Règlement des Différends Relatifs aux Investissements) à Washington dans le différend commercial qui oppose l’homme d’affaires français aux autorités de Doha. En France, une audience de médiation doit avoir lieu mi-janvier à la demande de la justice française.

Tayeb Benabderrahmane n’a eu qu’un tort : flirter avec le soft-power du Qatar, tout en menant ses affaires de business man à Doha. Il est toujours risqué de mélanger politique et business. Mais ce n’était pas une raison pour vouloir écraser un citoyen français respectueux des lois françaises et qataries. Notons au passage que Tayeb Benabderrahmane a été détenu arbitrairement sans droit ni titre à Doha. Une prise d’otage en somme.

Du Parlement européen à la place de Paris, même une Coupe du monde ne justifie pas les risques de déstabilisation politique que l’on constate actuellement ni les violations des droits humains sur les personnes de travailleurs exploités comme de chefs d’entreprises comme Tayeb Benabderrahmane.

La rencontre demain soir entre Emmanuel Macron et l’émir Tamim ben Hamad Al Thani, en marge du match France – Maroc, pourrait être le moment, dans l’intérêt des deux pays, de donner l’ordre de nettoyer les écuries d’Augias, de rétablir Monsieur Tayeb Benabderrahmane dans la plénitude de ses droits et de préparer plus sereinement l’après-Mondial.

Tout a une fin. Dimanche 18 décembre à 20h, clap de fin sur la Coupe du Monde de foot au Qatar. La digue de protection qu’aura constitua cet événement planétaire pendant quinze ans, va s’évanouir.

Certains dignitaires du Qatar ont-ils cédé à la folie des grandeurs en se payant un joujou à 220 milliards de dollars (selon Le Soir et Le Figaro dans un article saisissant datant de 2013), et ceci sur l’or gazier que la nature (et quelques circonvolutions juridiques) leur ont donné.

Le Qatar risque à présent de devoir solder d’autres comptes.

 

Michel Taube

 

 

Directeur de la publication

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