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20H20 - mardi 30 août 2022

Rentrée littéraire 2022 : Idées sombres et nuits blanches du peintre Arcimboldo dans « Les Cinq Nuits d’insomnie » d’Olivier Peraldi

 

Michel Taube : Nos lecteurs vous connaissent pour les merveilleux haïkus que vous avez composés pour Opinion Internationale en 2019.

Votre nouveau roman – qualifié dès la première page de « récit » d’ailleurs, il faudra nous expliquer cela –, Les Cinq Nuits d’insomnie, plonge le lecteur dans les tourments du peintre Arcimboldo à la cour de l’empereur Rodolphe II. Nous sommes en 1585, à Prague.

Pourquoi avoir choisi cette époque ?

Olivier Peraldi : cette époque me fascine en ce qu’elle renseigne la nôtre. Elle nous tend un miroir et le reflet est troublant. Les conflits religieux, la pandémie, cette mort noire des pestiférés qui sévit jusqu’au milieu du XVIe siècle, la peur en l’avenir, le refuge dans l’ésotérisme, l’étrange et le fabuleux d’un monde parallèle fantasmé, craint autant qu’espéré. C’est la promesse virtuelle des illusionnistes de tous poils, des alchimistes, des populistes et autres charlatans ; époque de contrastes, queue de comète d’un moyen-âge qui vibre encore et d’une Renaissance hétérogène, ouverte aux influences. La cour de Rodolphe II bruisse des chuchotements venus de toutes l’Europe, peintres Milanais dont Arcimboldo est le plus fascinant représentant, mais aussi artistes flamants, vénitiens, florentins, astrologues, poètes et mathématiciens, faiseurs d’or venus d’Angleterre, de Bohème et d’Istrie, ambassadeurs de la Sainte Russie et commissionnaires de la Sublime Porte… Internet, réseaux sociaux, trafics et consommation massifs de drogues en tous genres ne rythmaient pas encore l’alpha et l’omega de la vie de tous les jours, mais la recherche de sens à la vie et le besoin d’évasion s’exprimèrent rarement avec la même intensité que celle que nous connaissons aujourd’hui. Ce n’est pas moi qui ai voulu tendre ce miroir, mais je suis comme nous tous plongé dans le grand bain du divorce entre le réel et le virtuel. Le Château de Prague sera pour toujours le ground zero du désarroi de l’humanité envers elle-même et ce qui l’entoure.

 

Toute la trame du livre est une mise en abime entre illusion et réalité. La littérature doit-elle se soucier de vérité ?

Les mots seuls ne mentent pas. La vérité se trouve dans la relation entre le livre et le lecteur et c’est elle qui détient le pouvoir de conviction. Mais j’ai fait de mon mieux. J’ai mis au moins deux ans à lire tout ce qui porte sur Rodolphe II, Prague, son carnaval, ses clochers et horloges, Arcimboldo, l’époque, ses grandes peurs, ses épidémies, ses espoirs, ses croyances et inventions. J’ai des piles de notes, qui se sont peu à peu enfouies dans les tréfonds de l’ordinateur. J’ai découvert les différentes provenances de toute l’Europe du mobilier du Château à l’insensée variété d’épices versées dans le vin, des excès du maniérisme en peinture et en sculpture à la cruauté de l’agonie d’alchimistes trop présomptueux morts de faim suspendus dans des cages au-dessus de la Fosse aux Cerfs ; mais aussi l’émerveillement renouvelé pour la voûte céleste et la circonvolution des étoiles, et cet humour, cette autodérision dont pouvait (parfois) faire preuve la cour y compris l’empereur, acceptant par exemple d’être représenté sous les traits d’un Hercule efféminé soumis à une Omphale à forte carrure… Peut-être néanmoins, ai-je fait une concession à la vérité des époques. L’humanité respectait encore, me semble-t-il, la temporalité de la vie, des hommes et de la matière. Il fallait quarante jours pour laisser le temps aux couleurs et aux humidités déposées sur la toile du peintre de s’accorder et trouver de subtiles équilibres. Arcimboldo n’a que cinq nuits pour parvenir au chef-d’œuvre. Une mission impossible. Serait-ce la préfiguration d’une création artistique qui, aujourd’hui plus que jamais, se débat dans des injonctions contradictoires de renouvellement, de nouveauté, de sensationnel, d’agenda commercial, de « référencements » ? Tout doit aller vite, être exécuté à la vitesse de l’éclair, transmis à celle de la lumière, d’un jet d’encre numérique, d’un clic immatériel. C’est porteur sur le coup, mais le coup passe vite. Il m’arrive pourtant encore de tomber dans l’exaltation du pas supplémentaire à faire, histoire de prendre le monde aux mots. Aller plus loin que de raison. Y croire, et parfois y parvenir. Cela a certes des avantages. Il est plus facile ainsi de se disperser, de s’illusionner, de s’oublier. Et le besoin d’oubli dans un entredeux du monde – une drogue, une suractivité, le métaver – est devenu plus que jamais un réflexe de protection, de défense, un faux ressourcement face au désarrois d’un monde dans lequel l’homme ne tient plus ses promesses d’un surcroît de compréhension, de sécurité, de progrès. Certains échappent encore à ces injonctions au risque d’être hors-circuit, invisibles, et finissant de ressembler traits pour traits au journaliste en déshérence de La Faim, l’hallucinant et si réaliste roman de Knut Hamsun. Mais n’y a-t-il pas un paradoxe ? La rétro-lumière de nos écrans ne nous plonge-t-elle pas dans une nouvelle obscurité de perte de sens ? Nous devons résoudre la question du pourquoi cette frénésie, pourquoi cette hystérie ? L’art a-t-il la réponse ?

 

Arcimboldo cherche la réponse dans le difficile tri de ses idées sombres et de ses nuits blanches…

Dans le chaos, l’artiste propose une vision et un sens au monde tel qu’il le voit, tel qu’il pourrait advenir. La création se nourrit de ruptures. L’œuvre s’émancipe et quitte son créateur pour courir le monde. Rodolphe II fait basculer l’empire d’un monde à l’autre en quittant la sophistiquée capitale qu’est Vienne, pour faire de Prague la nouvelle capitale de l’Empire, point d’accrétion des mondes visibles et invisibles. Giuseppe Arcimboldo, fragilisé d’amour impossible pour Klara, courtisane un peu bêcheuse, poursuivi par la rancunière Dame Despina, est sous pression : soumis à l’impériale exigence, amoureux transit, moqueur puni, mais aussi organisateur des fêtes de la cour le jour, peintre des illusions et du mystère la nuit ; autant dire qu’il frise le surmenage, sorte de burn-out dirions-nous aujourd’hui. Il n’aura peint que vingt-sept œuvres. Nous en possédons vingt-six. La dernière, comme cela est conté dans le livre, est un corbeau métamorphosé par l’art du peintre en plus bel oiseau de la création. C’était la demande de l’empereur seulement six jours avant le carnaval. Cinq nuits pour un chef-d’œuvre, est-ce possible ? Autant le dire tout de suite : l’œuvre est inachevée. Le corbeau, constitué d’artifices et d’improbables rapprochements de fleurs, épis, chairs mordorées, pattes, arrêtes et os de diverses bestioles, délires d’artiste, composite et coloré ne se reconnaît pas tel que l’a pensé son créateur. Il s’enfuira. Il hère toujours aujourd’hui d’époques en continents, de cultures en tragédies, à la difficile rencontre des autres pour espérer se retrouver. Il est une promesse. Un but. Je le poursuis comme je peux car ce doit être un homme ou une femme sensible. Si l’un de vous le croise dans ce monde ou un autre, merci de m’en informer.

 

Vous n’avez pas expliqué pourquoi est-il indiqué en début de livre le terme « récit » ?

Je crois que c’est au lecteur de le dire…

 

Les Cinq Nuits d’insomnie, Olivier Peraldi, Editions Orizons, septembre 2022

https://editionsorizons.fr/livre/les-cinq-nuits-dinsomnie/

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