La chronique d'Anne Bassi
12H59 - mercredi 6 avril 2022

Chronique littéraire d’Anne Bassi : entretien avec Karine Tuil, auteure de « La Décision », Gallimard

 

Alma Revel est juge d’instruction au sein du pôle antiterroriste. Menaces de mort, sms insultants, sécurité renforcée : « La violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point ».  

Alma doit se prononcer sur le sort d’Abdeljalil Kacem, suspecté d´avoir rejoint l´État islamique. Au cours des interrogatoires, il affirme son innocence et son désir de refaire sa vie. Mais est-il sincère ? Doit-elle le laisser en liberté surveillée ou le maintenir en détention ? Elle a toujours refusé d’incarcérer systématiquement par prévention en craignant que la prison ne radicalise encore davantage les prévenus.

A ce dilemme professionnel s’en ajoute un plus intime puisqu’ Alma vit une liaison avec Emmanuel, l’avocat du prévenu pour lequel elle instruit le dossier : « Il y a une règle tacite : rien n’interdit à un juge d’avoir une relation amicale, amoureuse, avec un avocat mais dans les faits, mieux vaut s’abstenir, ça évite les problèmes en particulier quand on a des dossiers en commun, il peut y avoir conflit d’intérêts ».

Passion amoureuse, secret de l’adultère, conscience professionnelle et conflit d’intérêt, les choix d’Alma bouleversent la vie du pays mais aussi sa vie intime.

Son amant ne lui offre pas la sécurité affective dont elle aurait besoin mais permet un souffle de liberté dans une vie corsetée. Il apporte des moments de bonheur même s’ils sont éphémères et fragiles.

Le portrait d’Alma dressé par Karine Tuil fait écho à son roman précédent, Les Choses Humaines, qui relate également une affaire judiciaire. Karine Tuil nous emmène au cœur de l’âme humaine. Elle nous livre les doutes, les conflits intérieurs et les dilemmes professionnels d’Alma écrasée par les responsabilités de juge, de femme, d’épouse et de mère. Réalités professionnelles, sentimentales et familiales sont tressées par Karine Tuil qui signe un roman tragique en s’emparant d’un sujet d’actualité en nous entrainant par la main dans le labyrinthe des choix possibles.

Entretien avec Karine Tuil.

 

 

Anne Bassi : Comment vous est venue l’idée de ce sujet ?

Karine Tuil : Cela fait des années que je m’intéresse à la question de la violence : sa genèse, ses ressorts : elle est centrale dans mon travail. J’essaye de dessiner, de livre en livre, une géographie de la violence contemporaine.

Dès 2007, j’ai assisté à un procès pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. J’avais travaillé sur ce sujet dans mon livre L’invention de nos vies à travers le parcours d’un jeune jihadiste parti en Afghanistan, puis dans Linsouciance. J’ai été, comme tous nos concitoyens, très marquée par les attentats, ceux de Toulouse d’abord, en 2012, puis ceux de janvier 2015, du 13 Novembre et tous ceux qui ont malheureusement suivi. Il me semblait alors que l’on avait beaucoup d’éléments sur les auteurs des attentats, sur les familles des victimes, mais que l’on ne savait rien du travail des juges d’instruction antiterroristes. Au sein de la galerie antiterroriste, ces hommes et ces femmes de l’ombre dirigent les enquêtes, mènent les interrogatoires des mis en cause, instruisent à charge et à décharge, mais reçoivent aussi les familles des victimes. J’ai ainsi voulu raconter le quotidien professionnel et intime d’une juge d’instruction, Alma Revel, dont la fonction l’amène à prendre des décisions qui peuvent potentiellement avoir un impact sur la sécurité de la nation. Je voulais à la fois comprendre son travail et montrer comment cette confrontation quotidienne avec la noirceur finissait par contaminer aussi sa vie privée.

 

Pourriez-vous nous détailler le travail de documentation que vous avez effectué ? Comment avez-vous pu pénétrer le milieu de l’antiterrorisme ?

Pour ce texte, j’ai travaillé au plus près du réel… Je souhaitais raconter les états d’âme de ces juges, leur confrontation quotidienne avec la barbarie, leur sentiment d’impuissance face à des victimes ou des familles dévastées par le chagrin. J’ai donc rencontré des juges d’instruction du pôle antiterroriste qui ont accepté de me parler de leur travail dans les limites des règles que leur imposent leur déontologie et le secret de l’instruction, mais aussi des avocats de jihadistes, un agent du renseignement des présidents de cour d’assises qui ont présidé des grands procès terroristes de ces dernières années et des familles de victimes. J’ai lu aussi beaucoup, bien sûr, des œuvres de chercheurs pour tenter de comprendre le mécanisme de l’embrigadement jihadiste. Mais il faut savoir s’affranchir des éléments de l’enquête pour que le roman soit habité par son propre souffle. Ce qui m’intéressait, c’était à la fois d’entraîner le lecteur dans la tête de cette juge, dans son intimité, en employant le « je » mais aussi de le placer dans son bureau, en position de témoin, au cours des interrogatoires qu’elle mène. Ainsi, le lecteur est à un poste d’observation, il est actif, il a le sentiment de participer à la prise de décision de cette juge, un peu comme je l’avais fait dans Les choses humaines où il se trouvait quasiment placé dans la position d’un juré d’assises.

 

Avez-vous eu des retours des membres de la profession sur votre roman ?

Je ne parlerai pas à la place des juges d’instruction antiterroristes que j’ai eu la chance de rencontrer mais j’ai effectivement de nombreux retours de magistrats, à l’issue des rencontres en librairie, qui me disent que le livre les a touchés parce qu’il met notamment en lumière leur lourde tâche – et leur souffrance. Il y a quelques semaines, plus de 3000 magistrats et une centaine de greffiers ont signé un appel dans Le Monde pour dénoncer l’approche « gestionnaire » de la justice et rappeler la « discordance » entre leur volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de leur quotidien. Ils l’ont signé à la suite du suicide de l’une de leurs collègues, jeune magistrate. Dans ce contexte sensible, mon livre est aussi un hommage au travail de ces hommes et de ces femmes qui œuvrent au quotidien, dans des conditions très difficiles, à ce qu’une justice de qualité, humaine, soit rendue.

 

Comment avez-vous fait pour mener une analyse aussi profonde et fine des tourments psychologiques d’une femme de 49 ans en pleine crise professionnelle et personnelle ? Vous êtes-vous inspirée de modèles vivants ?

Karine Tuil : C’est mon métier d’observer les êtres, d’essayer de comprendre leur complexité, leurs doutes, leurs angoisses. J’avais envie, avec ce livre, d’écrire un grand portrait de femme à l’approche de la cinquantaine, une femme puissante, forte de ses convictions et de son intégrité qui va voir ses idéaux se déliter au contact de la réalité. J’aime saisir les êtres au moment où ils vacillent. Ce point de rupture, de fracture, cette zone de conflit social ou intérieur, c’est précisément l’espace où se déploie la littérature et ce qu’elle peut faire naître : un débat démocratique. Je crois que ce que l’on appelle un peu doctement « la crise du milieu de vie » n’est pas un mythe. Il y a parfois, dans la vie d’un être et en particulier d’une femme, cette période de doutes, de vulnérabilité, de remise en question, souvent associée à un désir de réinvention, de vitalité. Alma Revel voit son mariage se déliter et trouve dans une passion amoureuse pour un avocat de la défense un élan nouveau qui représente une soudaine pulsion de vie dans un quotidien habité par la pulsion de mort. Je ne me suis pas inspirée d’une personne en particulier. La frontière entre le réel et la fiction est ténue mais il y a toujours un moment, au cours de l’écriture d’un roman, où vos personnages vous imposent leur logique propre.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chronique et entretien réalisés par Anne Bassi

Chroniqueuse littéraire, présidente de Sachinka

Présidente de Sachinka, chroniqueuse littéraire

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