La chronique de Jean-Philippe de Garate
11H35 - lundi 24 janvier 2022

Un certain 29 janvier… Barras, 1755-1829

 

Lorsque ce nom — Barras — est prononcé, il se trouve immédiatement résumé à un adjectif : dépravé, et à une époque : « le maître du Directoire » (1795-1799). Comme toujours, les choses sont beaucoup moins simples, et si Barras a été exécuté d’un mot par nos historiens autorisés, on peut trouver à cet ukase deux causes. La première est–je l’ai vérifié sur mes interlocuteurs depuis des décennies — que personne n’a lu les quatre volumes de ses Mémoires, parues en 1895. La seconde raison est que le Directoire est « coincé » entre deux périodes de fer et de feu, la Terreur de Robespierre et la Dictature impériale. Avec, ce qui résume république montagnarde et Empire césariste, le policier Fouché au début comme à la fin.

Barras était, lui, définitivement, un homme libre.

Son ancien protégé, Napoléon disait n’avoir jamais pu constituer un régiment valable avec des Provençaux, et c’est sans doute le plus beau compliment qu’on puisse faire à ces nobles d’Aix ou de Digne qui n’obéissent pas : Mirabeau, Sade, Barras.

Que l’un soit le cousin de l’autre n’abolit pas leur singularité. Barras dans ses Mémoires, dresse un portrait éreintant le divin marquis, mais immédiatement s’impose sous sa plume le parallèle entre Napoléon et Sade. Sans jamais absoudre le crime, Barras évoque le carnage guerrier et inutile, ces scènes d’Eylau, de la Bérézina et de Waterloo. Wikipédia nous aide à préciser l’ampleur du désastre : « Alors que les pertes militaires sont toujours estimées entre 2,5 millions et 3,5 millions de morts, les pertes civiles varient de 750 000 à 3 millions. Ainsi, les estimations des pertes au total, à la fois militaire et civile, s’évaluent raisonnablement entre 3 250 000 et 6 500 000. »

Ce qui est certain, les Marie-Louise l’attestent, c’est que Napoléon a brisé les reins de la richesse démographique française. Première puissance européenne sous Louis XVI, première puissance navale jusqu’à Aboukir et Trafalgar, la France est clairement supplantée après 1815. Le dix-neuvième siècle sera anglais. Et en vérité, la France ne sortira jamais plus de sa place de brillant second, pour sombrer encore… Tous les monarques exilés, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III, iront se réfugier en Angleterre, comme avait tenté de le faire un certain Napoléon après Waterloo…

Barras, lui, ne quitta jamais involontairement la France. À titre de comparaison : même Talleyrand n’y parvint pas…

Né en Provence, Paul de Barras était un officier de marine dont le cousin, le contre-amiral Melchior de Barras (1720-1792) fut, par sa science militaire, à l’origine de la victoire navale décisive, le 10 septembre 1781, dans la baie de Chesapeake, l’amiral de Grasse s’étant fourvoyé, et conforta ainsi l’indépendance des États-Unis.

Le futur Directeur, pour sa part, combattit en Inde, contribua à la défense de Pondichéry, y fut prisonnier et survécut, par sa bravoure exceptionnelle, à un naufrage dans l’océan indien dont il décrit par le menu l’horreur absolue, soudaine. Échouée sur des hauts-fonds, battue par les déferlantes, l’embarcation laisse peu de temps pour une réaction. Mais le coup d’œil, l’esprit de décision sont des « marques de fabrique » du vicomte.

Lorsqu’il faudra, le IX Thermidor (27 juillet 1794), attaquer frontalement Robespierre – il fallait mieux ne pas le louper !  –  c’est Barras, Tallien et Bourdon de l’Oise qui en viennent à bout. La république thermidorienne et le Directoire sont d’abord marqués par un retour : celui de la Liberté ! Si frénésie de plaisirs et de bonheur il y eut, c’est parce que la survie sous la Terreur pouvait se muer en une vie digne de ce nom ! La vie !

Directeur, toujours réélu, Barras, en bon marin, barra bâbord puis tribord, frappant les montagnards puis les royalistes. Sauf que… personne ne s’est demandé pourquoi Barras fut le seul régicide à n’être point banni en 1815… Talleyrand en donna la raison. Il fallait, partant de la Terreur robespierriste, plusieurs régimes pour parvenir à la restauration, que Barras comme Talleyrand souhaitait une instauration, avec une grande charte des droits… Barras, profondément républicain au sens romain du terme, écrit dans ses Mémoires avoir œuvré pour le retour des Bourbon, pour en finir avec la terreur policière qui reprit sous l’Empire.

Un épisode résume à lui seul ce que pouvaient être les méthodes du cabinet noir et autres tracasseries de ce régime policier, sans contre-pouvoir parlementaire, la justice à ses pieds. Par-delà l’exécution du duc d’Enghien, celle de Cadoudal et du général Malet, sans évoquer l’enlèvement du sénateur Clément de Ris, dont Balzac a tiré une de ses œuvres les plus convaincantes, Une ténébreuse affaire. Vivre en France sous l’Empire était suffocant… Liberté ? Un mot oublié.

Retiré dans son château de Grosbois après que celui qu’il avait distingué à Toulon puis devant l’église Saint-Roch, un certain Napoléon Bonaparte, ait négocié son retrait, et « récupéré » la belle Joséphine, Barras avait été approché pour rejoindre le régime : Napoléon lui proposait d’être bombardé Connétable de France. Le vicomte en avait ri.

Mais Napoléon n’était pas d’humeur… Et l’anecdote résume tout l’Empire, au quotidien, en France.

Fouché, alors duc d’Otrante, ministre de la police d’un Empire français s’étendant de Hambourg à Rome, la France des cent départements, un homme disposant du train de vie d’un hiérarque du premier cercle impérial, se rend chez Barras et va… attendre que les domestiques du retraité le laissent un instant -pour leur déjeuner à l’office- afin d’approcher Barras sans être vu.

Barras sait dire « non », à nouveau, au maître de l’Empire.

Alors, face à la résistance de l’ancien officier de marine, Napoléon confisquera Grosbois et inquiétera Barras jusqu’à la fin. L’ancien directeur dut alors errer de Bruxelles à la Provence, puis à Rome, pour s’établir enfin dans le quartier de Chaillot, où il mourut un certain 29 janvier 1829, un an avant les Trois-Glorieuses, les journées de juillet, frappé d’apoplexie sur la place du Trocadéro.

Quand on sort de la lecture des quatre épais tomes de ses Mémoires, on éprouve un sentiment de profonde respiration. La liberté a définitivement l’odeur du large, en mer. En un temps de grandeur de la France…

 

Jean-Philippe de Garate