La chronique de Jean-Philippe de Garate
21H01 - samedi 27 novembre 2021

Pour en finir avec la puérilité : Frederik de Klerk

 

Par-delà les prouesses techniques de notre temps, ses avancées dans les domaines aéronautiques, électroniques, biologiques -la liste est longue- notre nouvelle époque brillera aussi par la puérilité la plus épaisse et d’une rare hypocrisie, pour ne pas dire partialité, dans le domaine du récit politique.

Voyez Nelson Mandela (1918-2013) et Frederik de Klerk (1936-2021).

Les deux hommes avaient plusieurs points en commun mais le principal fut d’être tous deux associés dans le même prix Nobel de la Paix (1993).

Qui peut ignorer Nelson Mandela ? Son nom est partout, sur les plaques des rues, des parcs, des gymnases… Mais Frederick de Klerk ? Rares sont les Français à le connaître et son nom, à ma connaissance, n’est jamais associé à quoi que ce soit, pas même à un rond-point ou une impasse. Et pourtant, cet homme, d’origine française, huguenote, est mort dans une ville sud-africaine qui fleure la France : la ville se nomme Fresnaye.

Je vais mettre les pieds dans le plat. Faire ce qu’a réalisé Frederick de Klerk était, à proprement parler, inimaginable.

Cet homme descendait d’un des très nombreux protestants français chassés par Louis XIV et que François Mitterrand reçut comme tel en 1989. La famille, alors dénommée Le Clerc, arriva dès 1686 en Afrique australe et est associée à divers événements de l’histoire douloureuse de ces hommes confrontés à l’Océan, aux difficultés naturelles de toutes sortes rencontrées sur ces immensités du Cap, de l’Orange, puis du Transvaal (Johannesburg est un plateau situé à 1700 mètres d’altitude), et on oublie le « petit détail », à la terrible guerre des Boers (1899-1901), face aux Anglais.

La première puissance mondiale -l’Empire de Victoria- la plus vaste que la terre ait portée, fut mise en difficulté par ces hommes et femmes durs à la souffrance et qui, pour la première fois dans l’histoire, résistèrent avec quelques succès mais furent repoussés encore et encore – notamment dans les zones les moins hospitalières du  Transvaal- des hommes finalement regroupés dans des camps, avec un taux de mortalité qui suscita en France et aux Etats-Unis des éditoriaux d’une virulence à la hauteur de l’événement. Churchill a raconté dans ses Mémoires d’un jeune homme comment il avait été fait prisonnier par… le futur chef d’Etat sud-africain, et ne dut son salut qu’à un séjour dans une mine, avec pour seuls compagnons des souris roses (Winston gagna plus tard un pari sur la couleur des souris. Tout le monde le pensait ivre. Mais le whisky n’empêche pas la lucidité) et la fuite vers Laurenço Marques, alors capitale du Mozambique portugais.

Mais les aventures juvéniles de Churchill n’étaient rien face à ce qu’avaient été les épreuves du Grand Trek – cette longue, très longue marche, hommes, femmes, enfants, vieillards – que vécurent les ancêtres de Frederick de Klerk. Si Churchill fut prisonnier des Boers, le grand-père de De Klerk fut, lui, emprisonné rudement par les Britanniques et fonda, avec d’autres, d’origines hollandaise et française, le parti national sud-africain. Son petit-fils, grandi à Johannesburg et devenu avocat, cumulera bientôt les portefeuilles ministériels techniques à l’époque de l’apartheid. Ce dernier mot – même est devenu satanique, son étymologie signifiant « développement séparé ». S’il n’y a pas un commentaire à ajouter sur le sujet, l’Afrique du Sud devient dans les années soixante la première puissance économique, avec un revenu moyen par habitant équivalent pour tous ses habitants, quelle que soit la couleur de leur peau, au double de celui de la moyenne africaine, même si les disparités étaient ostensibles. Cet enrichissement de tous n’est pas une plaidoirie, c’est un fait, une statistique de la fort peu complaisante ONU.

Mais maintenant, il faut plaider. Nelson Mandela, prince et fils d’un conseiller du roi bantou, accéda à l’Université du Witwatersrand en pleine période d’apartheid et, devenu avocat –car il a pu devenir avocat en 1951 -, combattit le système en prônant la lutte armée, adhéra au parti communiste, stocka des armes et, à la suite de divers événements violents, dont 190 sabotages d’installations publiques, fut condamné en 1962 à la prison à vie. Une vie en ligne droite, dure, très dure, mais simple. Et qui se termina en apothéose, avec le pouvoir politique et la consécration internationale et historique pour finir. Mérité.

Frederik de Klerk… Il est beaucoup moins simple de se dépouiller d’un pouvoir auquel on a été accoutumé, de privilèges qu’on peut -pour les avoir connus dès sa naissance- considérer comme « naturels ». L’éthique du protestantisme, ce calvinisme et ce luthérianisme qui infligeaient un véritable dressage à leurs membres, est à l’origine directe – Max Weber l’a démontré dès 1905 – du développement économique exceptionnel de cette première puissance d’Afrique. Ajoutons que la corruption, qui demeure le cancer du continent, a épargné cette terre. Les rares affaires sont intolérées et une presse qui n’a jamais cessé d’être vivace, les a toujours dénoncées. Dans cette voie, l’archevêque anglican et lui aussi, prix Nobel de la paix (1984) Desmond Tutu, qui présida après la fin de l’apartheid la commission si intelligente « Vérité et réconciliation », ne passa rien à personne, à commencer par ses propres coreligionnaires, toutes origines confondues.

Frederik de Klerk avait dû, lui, parcourir un long chemin pour se défaire de certains préceptes que la vie lui faisait apparaître comme naturels. A contrario, j’ai déjà raconté l’anecdote. Un soir, à Sciences-Po, en 1978, se tenait à Sciences Po un meeting contre l’apartheid. Je rentrais de Johannesburg, et l’amphi se vidait des centaines de militants, qui renversaient en passant les seaux d’eau lessiveuse des deux femmes africaines qui lavaient le hall. J’aime depuis lors un peu moins les donneurs de leçons. Mais le parcours de Frederick de Klerk est digne, lui, d’être salué. En une phrase : ce n’était pas si simple. Il fallait le faire. Ne pas renverser les seaux. Mérité.

 

Jean-Philippe de Garate