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08H41 - vendredi 11 octobre 2019

Erdoğan, Trump, l’Europe et les kurdes : le bal des faux culs

 

Le Moyen-Orient est une poudrière dont les Américains aspirent à se retirer. Quitte à laisser leurs alliés kurdes se faire massacrer, en invoquant un motif dont on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer. Quant aux autres, Europe en tête, ils s’indignent, sans plus, car l’intrusion turque en Syrie ne nuit pas forcément à leurs intérêts. Un seul calcul s’impose : d’un côté, le risque de voir trois ou quatre millions de migrants gagner l’Europe. De l’autre, celui d’un retour de quelques milliers de djihadistes. Quant à la morale, inutile de la chercher. Une fois encore.

La Turquie est membre de l’OTAN, européenne et asiatique, proche (mais pas trop) de de la Russie, de la Syrie, de Daech, antisioniste mais sans rompre tous les axes de coopération avec Israël, signataire de la Convention européenne des droits de l’homme mais autocratique, autoritaire et violant sans vergogne ladite convention, laïque mais islamique…

Voici que les chars turcs entrent en Syrie afin d’en chasser les Kurdes, alliés de l’Occident dans la lutte contre l’État islamique. Chassés ? Recep Tayyip Erdoğan, mégalomane et nationaliste, maître de la Turquie ne se ferait-il pas une joie de les éradiquer, comme ses ancêtres tentèrent de le faire des Arméniens ? L’empire ottoman est de retour !

Tout cela fut décidé lors d’un entretien téléphonique entre Erdoğan et Trump, cet autre mégalo imprévisible, capable d’abandonner du jour au lendemain ses plus fidèles alliés pour faire ami-ami avec ses ennemis jurés de la veille. Là, ce n’est l’intérêt des États-Unis qui guide le bonhomme, mais ses propres intérêts électoraux. Peut-être aussi son curieux fonctionnement cérébral qui fait que l’on ne sait toujours pas s’il est un génial manipulateur ou un grand con chanceux. Un indice toutefois : pour se justifier d’abandonner les Kurdes, il déclare qu’ils n’ont pas aidé les soldats américains lors du débarquement en Normandie en 1944. Le ridicule ne tuait pas jusque-là mais là les Kurdes et Syriens qui vont tomber ou être déplacés ne rient pas devant le ridicule de Trump.

Erdoğan, qui n’est pas (encore) allé jusqu’à s’affranchir des élections, vient de se prendre une sacrée raclée aux municipales, perdant notamment Istanbul, ville largement européenne dans son esprit et ses mœurs, et surtout Ankara, capitale politique, ancrée en Asie et, espérait-il, dans l’islam traditionnel. Les motivations du khalife sont aussi d’abord intérieures.

Alors l’Europe proteste, la France convoque l’ambassadeur de Turquie, Emmanuel Macron condamne l’invasion « avec la plus grande fermeté » et la France saisit le Conseil de sécurité de l’ONU et demande, par la voix de Jean-Yves Le Drian, ministre des affaires étrangères, une réunion urgente de la Coalition internationale sous commandement américain engagée dans la lutte contre le groupe État islamique (EI) . Voilà qui va faire trembler Erdoğan et arrêter ses chars et avions !

En réalité, la principale crainte de l’Europe, c’est de voir la Turquie lâcher plus de 3 millions de réfugiés syriens qu’elle a accepté de garder sur son sol (moyennant un très gros chèque). D’ailleurs, le leader turc n’a pas manqué, pas plus tard que hier, de brandir cette menace en réponse aux vitupérations européennes après le début de l’offensive contre les Kurdes. On s’en tiendra donc à la gesticulation diplomatique, très convenue et bien pratique pour faire croire que l’on s’oppose, que l’on est outré, et que lorsqu’on se fâchera vraiment, ça bardera.

Recep Tayyip Erdoğan promet que sa guerre est pacifique (cherchez l’erreur), qu’elle n’est pas dirigée contre les Kurdes, mais contre l’État islamique (chercher encore l’erreur) et qu’elle permettra aux réfugiés syriens de retourner chez eux… Sérieux. Pourquoi pas, après tout ! Donc au lieu d’avoir comme objectifs le nord-ouest, donc l’Europe, ces réfugiés migreraient vers le sud-est, vers la Syrie. Super ! Bravo Erdoğan ! … Sauf que ce serait tout de même embêtant qu’un paquet de djihadistes européens, actuellement prisonniers des Kurdes, rentrent « à la maison », maison qu’ils ne rêvent que de détruire.

Dans cette région du monde, tout le monde est l’ami et l’ennemi de tout le monde, tantôt simultanément, tantôt successivement. Il n’empêche qu’un retrait total des Américains ne peut que favoriser la multiplication des conflits. Quand on songe qu’en Irak, une guerre civile pourrait opposer des chiites à d’autres chiites, les uns pilotés par l’Iran, les autres hostiles à Téhéran. Les Kurdes, pour survivre, sont tentés par un rapprochement avec la Syrie de Bachar el-Assad, donc avec l’Iran, donc avec la Russie, alors qu’ils étaient les alliés indéfectibles des États-Unis et étaient soutenus par Israël. À Jérusalem, précisément, on s’inquiète de la perspective de se retrouver seul face à l’Iran, peut-être alliée à la Turquie, mais on ne s’entend pas si mal avec la Russie, tout en se rapprochant inexorablement de l’Arabie saoudite, de l’Inde, de la Chine et de plusieurs pays africains.

Que de cynisme ! Abandonner les Kurdes, qui nous ont tellement aidés à nous débarrasser de l’État islamique, le fameux Daech, et qui pratique un islam dont on voudrait qu’il soit pris en exemple dans certains de nos quartiers, est une honte pour ceux qui s’y abandonnent, les États-Unis au premier chef.

La Turquie devrait être mise en demeure de mettre fin à son offensive et de retirer ses troupes sous 24 heures, à peine d’exclusion de l’OTAN et du Conseil de l’Europe, et de rupture de toutes relations diplomatiques et économiques avec l’ensemble du monde occidental. Se tournerait-elle immédiatement vers la Russie, comme elle a déjà commencé à le faire en lui achetant des missiles antiaériens S-400 alors qu’elle est membre de l’OTAN ? Jamais une telle coopération ne compenserait la rupture des relations avec l’Europe et les États-Unis, conduisant la Turquie vers une crise économique et sociale dont Recep Tayyip Erdoğan pourrait ne pas se remettre.

Mais tout cela ne se produira pas. Les Occidentaux n’en ont pas le courage et leurs dirigeants savent qu’un afflux massif de réfugiés leur coûterait le pouvoir.

Il se dit que la Turquie se venge d’avoir été tenue à l’écart de l’Union européenne. En en faisant payer le prix fort aux Kurdes. Se contenter de condamner sans agir, ce n’est finalement pas si différent que ce que fait Donald Trump : trahir.

 

Michel Taube

Directeur de la publication