Droits pratiques
07H00 - lundi 7 octobre 2019

Sandra Muller, initiatrice de #balancetonporc, condamnée pour diffamation. Une défaite pour les femmes ? La chronique droits pratiques de Raymond Taube

 

Sandra Muller, initiatrice du hashtag #balancetonporc, a été condamnée pour diffamation le 25 septembre 2019 à verser 15.000 € de dommages-intérêts à celui qu’elle accusait sur Twitter de l’avoir harcelé sexuellement au travail.

Dans les colonnes d’Opinion Internationale, nous nous étions déjà inquiétés des conséquences que pourrait avoir, notamment pour les femmes victimes de harcèlement sexuel, l’incitation à la délation sur les réseaux sociaux.

Le hashtag #Metoo (moi aussi), né aux États-Unis à la suite des révélations des méfaits du prédateur sexuel Harvey Weinstein, avait contribué à libérer la parole dans le monde, celle des femmes subissant ce que trop d’hommes considéraient (et pour certains, considèrent toujours) comme normal et dans l’ordre des choses.

En France, c’est un autre hashtag qui envahit le réseau Twitter : #balancetonporc, créé par Sandra Muller pour dénoncer le comportement harcelant d’Éric Brion, et dont le succès (il fut retweeté plus de 2.500 fois) lui valut d’être désignée en 2017 « Personnalité de l’année » par le magazine américain Time.

Aujourd’hui, cette initiative lui vaut une condamnation pour diffamation, dont elle fait appel sur les conseils qu’on espère avisés de son très médiatique avocat Francis Szpiner. Plus qu’une défaite pour les victimes de harcèlement, et au-delà, de tout fait répréhensible, cette condamnation est riche d’enseignements qu’elles sauront mettre à profit.

La dénomination #banlancetonporc est bien plus brutale, plus agressive que #Metoo… et plus dangereuse pour les femmes victimes de ces porcs. Qui sont ces porcs ? Du gros macho « lourdos » au violeur, de la goujaterie au crime, l’éventail des atteintes sexuelles est large. Elles ont en commun de refuser à une femme le droit de dire « non ».

Sauf qu’accuser un homme sur un réseau social d’être un porc, simplement parce qu’il est ou a été vulgaire, est diffamatoire si l’accusation est mensongère. C’est évidemment encore plus grave s’il est abusivement accusé de faits passibles de sanctions pénales, comme le harcèlement ou l’agression sexuelle. Mais la diffamation, tout comme la dénonciation calomnieuse, peut également résulter d’un défaut de preuve, même si les faits sont réels.

Sandra Muller a été condamnée à 15.000 € de dommages et intérêts, auxquels s’ajoutent 5000 € de frais de justice. Comment aurait-il pu en être autrement, si effectivement son dossier était vide ? Le juge ne peut se prononcer sur la base de ses seules déclarations et peut encore moins exiger de la personne mise en cause qu’elle rapporte la preuve de ce qu’elle n’a pas commis. C’est impossible dans un État de droit, et ce serait de toute manière contraire au droit au procès équitable sanctifié par la Convention européenne des droits de l’homme.

Pourtant, le Code du travail et le Statut de la fonction publique organisent un partage de la charge de la preuve, pour des faits ayant eu lieu (ou supposés avoir eu lieu) dans le cadre du travail : la victime énonce des faits et la partie mise en cause (l’employeur, au conseil de prud’hommes) doit prouver qu’ils ne sont pas constitutifs de harcèlement sexuel ou moral. En pratique, nous sommes à la limite de l’équité du procès, à la lisière de la délation sans preuve, qui serait calomnieuse si les faits étaient inventés. D’ailleurs les conseils de prud’hommes et les cours d’appel n’ont à ce jour jamais condamné un employeur parce qu’il lui était impossible de démontrer qu’il n’avait pas dit ou fait ce qui lui est reproché, sans que son accusateur ou accusatrice n’apporte le moindre commencement de preuve. Mais comme le risque existe, les managers et les cadres sont de plus en plus nombreux à laisser leur bureau ouvert lors d’un entretien avec une salariée ou candidate à l’embauche, ou à inviter un témoin à y participer, quand ils ne proposent pas de filmer l’entretien.

Le citoyen d’un État de droit ne peut que se réjouir que la diffamation et la délation calomnieuse soient prohibées et sanctionnées. Les femmes victimes de harcèlement sexuel ne doivent pas le déplorer. Elles sont aussi citoyennes d’un État de droit et ne voudraient pas à leur tour être condamnées pour des faits dont elles seraient matériellement dans l’incapacité de démontrer qu’ils sont imaginaires. Si Sandra Muller a réellement subi le harcèlement sexuel qu’elle dénonce, il est regrettable que son harceleur ait pu la faire condamner à 15.000 € de dommages et intérêts. Si au contraire, la journaliste a choisi de régler son différend à coup de mensonges diffamatoires sur Twitter, on doit se féliciter de sa condamnation.

Sandra Muller prétend que sa condamnation va réduire les femmes au silence. Elle se trompe. Sa condamnation doit les inciter à la prudence et non au silence. Elles doivent être pleinement conscientes de l’importance de la preuve, en particulier si les faits relèvent de l’infraction pénale, ce qui est le cas du harcèlement sexuel. Dans cette hypothèse, la victime dispose d’une bien plus grande liberté dans l’établissement de la preuve. Elle peut même filmer le harceleur à son insu, et s’en servir à l’appui de sa plainte, preuve qui n’est pas recevable dans un procès civil, par exemple au conseil de prud’hommes. Bien entendu, la démarche exige quelques précautions, car elle peut aussi être une atteinte à l’intimité de la vie privée (même au travail) ou un acte déloyal à l’égard de son employeur.

Le prix à payer pour lutter contre toutes les formes de violence sexuelle ne peut être la prime à la délation sans preuve. Il est trop facile de prétendre que la cause est si noble que l’on peut accepter quelques victimes collatérales. Il faut néanmoins admettre que la réponse (ou la non-réponse) donnée par les institutions policière et judiciaire aux femmes victimes de cette violence peut les inciter à chercher d’autres voies. La justice Twitter ou Facebook ne devrait pas en être une.

Les femmes comme Sandra Muller et les associations féministes encourageant la délation sans preuve nuisent aux femmes qu’elles prétendent aider. Elles devraient les former à la constitution d’un dossier et à l’établissement de la preuve, et le faire savoir par le biais des médias et des réseaux sociaux, ce qui permettrait par la même occasion de sensibiliser les hommes trop… entreprenants.

 

Raymond Taube, rédacteur en chef d’Opinion Internationale et directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique

Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique