Droits pratiques
06H55 - vendredi 26 novembre 2021

Affaire Nicolas Hulot : où nous emporterait l’inversion de la charge de la preuve ?

 

Nous avons vu le reportage d’Envoyé Spécial diffusé hier soir dans lequel cinq femmes accusent Nicolas Hulot d’agressions sexuelles et de viol dans les années 1980-1990. Rigoureux et implacable.

Au fond, cette soirée nous inspire deux réflexions à chaud : « le tribunal médiatique » peut être utile s’il encourage les femmes victimes d’agressions sexuelles à parler le plus tôt possible. Immense défi intérieur certainement pour ces femmes brisées mais exigence croissante pour la société si l’on veut éviter la multiplication, pardon, l’explosion des cas de dénonciations calomnieuses et ce climat de suspicion généralisée dans la société.

Deuxièmement, depuis notamment la création de la Cour pénale internationale en 1998, les crimes sexuels, et notamment les viols, commis par centaines ou milliers dans certains conflits, peuvent être reconnus à certaines conditions comme des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, et donc être retenus comme imprescriptibles. Le débat sur la prescription des crimes sexuels, commis sur une seule personne, devrait être relancé par cette affaire.

Espérons que l’élection présidentielle sera l’occasion pour la société française de tenter de trouver un meilleur équilibre entre des principes qui s’entrechoquent : présomption d’innocence, protection des femmes, droits des victimes. Le droit est là pour donner à la société des moyens solides d’équilibrer des rapports de force inégaux. Entre la fin de la toute-puissance et du sentiment d’impunité de certains hommes et, à l’autre bout de ce barnum sociétal, les dénonciations calomnieuses – parfois – de certaines femmes, le grand ménage dans la « famille politique », dont la sénatrice Laurence Rossignol dénonçait hier soir l’omerta, comme dans toutes les familles de la société française, permettra de rendre justice d’un côté aux femmes violentées et de l’autre d’apaiser les rapports entre les deux sexes.

Si la société française commençait déjà par se donner les moyens dont l’Espagne s’est dotée pour lutter efficacement contre ces violences, la zone de turbulence qui secoue la relations entre les femmes et les hommes durerait moins longtemps. Car nous craignons fort que la France en ait pour une génération au minimum avant d’apaiser cette relation cardinale.

En attendant, il nous a paru utile, au-delà du tribunal médiatique, de soulever ci-dessous un point de droit aussi capital pour notre État de droit que la lutte sans merci contre les violences faites aux femmes.

MT

 

Ce que l’on appelle désormais « l’affaire Hulot » pose une question essentielle dans un État de droit : celle de la charge de la preuve et de son inversion dans des situations où le mis en cause ne peut matériellement démontrer son innocence.

Nicolas Hulot, jusque-là icône de l’écologie bobo et homme politique le plus populaire de France, est accusé par cinq femmes d’agressions sexuelles et de viols. De nouveaux témoignages sont arrivés à la rédaction de France 2 et d’Envoyé Spécial depuis les démentis, au demeurant assez pitoyables, de l’intéressé.

Les faits, juridiquement prescrits, remontent à plus de 30 ans, plus les plus anciens d’entre eux. On sait qu’il faut souvent du temps, beaucoup de temps, pour qu’une femme ou un enfant victime d’agressions sexuelles ait le courage et la détermination pour s’en plaindre, à ses proches, dans les médias (si l’agresseur est un notable) ou en justice. Cela pose la question du délai de prescription. Néanmoins, de même qu’il existe une échelle des peines, ce délai dépend de la gravité des faits. De ce point de vue, l’imprescriptibilité des agressions sexuelles reviendrait à les mettre sur le même plan que le crime contre l’humanité ou le génocide.

Le viol, qui est un crime, se prescrit par vingt ans à compter du jour de l’infraction si la victime est majeure. Ce délai est de six ans pour le délit d’agression sexuelle, sauf si la victime est mineure (il peut alors aller jusqu’à vingt ans). En outre, ces délais sont suspendus à l’égard du mineur jusqu’à sa majorité. Ainsi, un mineur victime de viol pourra déposer plainte jusqu’à ses 38 ans. Faut-il aller au-delà ? La question fait débat, et il existe des arguments pertinents pour chaque hypothèse.

Quand bien même les faits ne seraient-ils pas prescrits, les cinq femmes qui accusent Nicolas Hulot ne pourront vraisemblablement pas prouver leurs allégations. Le fait qu’elles soient cinq et que leurs démarches ne soient pas concertées donne du crédit à leurs accusations. Plus généralement, il y a bien plus de femmes ou d’enfants victimes qui se murent dans le silence que de fausses accusations. La vraisemblance des faits ne vaut toutefois pas preuve.

D’où la question clé : faut-il inverser la charge de la preuve sur le fondement de la vraisemblance, et remplacer la présomption d’innocence par celle de culpabilité ?

Dans les conflits de personnes, en particulier les ruptures de couple, mais aussi des conflits de voisinage et plus encore du travail, certains croient parfois que tous les coups sont permis. Où ils ne croient plus rien, ne raisonnent plus et se laissent submerger par leurs sentiments. Ce qui vaut en amour vaut parfois aussi en désamour, lorsqu’il se transforme en haine. La délation, si elle est légale et sans danger pour l’accusateur, peut être tentante, dans de telles hypothèses, tout comme le chantage à la délation, d’autant plus que certaines pseudos féministes fanatiques voient un prédateur en chaque mâle blanc, au point que complimenter une femme ou l’inviter à boire un café relève selon ces extrémistes de la goujaterie si ce n’est de l’agression sexuelle.

Il ne ferait pas bon vivre ans un monde dans lequel une femme, ou plus généralement une personne pourrait accuser son collègue, son ancien compagnon, son voisin, d’agression sexuelle ou autre, le détruire socialement et professionnellement, voire l’envoyer en prison sans la moindre preuve. Les relations humaines seraient alors marquées par la méfiance et la peur. Un homme, puisque c’est le plus souvent la gent masculine qui est en cause, devrait se protéger en portant en permanence une caméra-piéton en présence d’une femme, lui ferait signer un acte de consentement avant toute relation intime, refuserait de se retrouver seul avec une femme dans un bureau, un ascenseur, un véhicule… Mais outre le fait que cette protection ne serait que partielle, la nature des relations humaines, tout particulièrement entre femmes et hommes, en serait d’une tristesse funeste, digne de l’univers orwellien du roman « 1984 ».

En droit du travail, le partage de la charge de la preuve existe déjà en matière de harcèlement moral ou sexuel, sans toutefois aller jusqu’à son inversion : la victime fait état de faits, et il appartient à l’employeur de prouver qu’ils ne sont pas constitutifs de harcèlement. Cette règle est déjà à la limite de ce que permet la convention européenne des droits de l’Homme en matière de droit au procès équitable. Jusqu’à aujourd’hui, la Cour de cassation n’a pas accepté qu’un employeur puisse être condamné pour ne pas avoir su prouver l’improuvable. Même aux assises, lorsque faute de preuve flagrante, la cour peut condamner sur la base de l’intime conviction, le doute profite à l’accusé. Tout comme la présomption d’innocence, c’est une exigence de l’État de droit dans une démocratie.

Au-delà de l’émotion ou de l’écœurement suscités par l’affaire Hulot, il y a bien mieux à faire pour prévenir et punir les agressions sexuelles que de chercher à instaurer une société de la délation, de la méfiance et de la vengeance. Cela passe évidemment par l’éducation, celle des hommes dans un monde encore largement patriarcal, éducation qui doit commencer dès l’école primaire, mais aussi par l’information des victimes sur leurs moyens d’action, sur la manière d’établir la preuve (filmer quelqu’un à son insu est légal lorsqu’il s’agit de prouver une infraction pénale), sur les aides et accompagnements dont elles peuvent bénéficier. Bien entendu, la réponse pénale doit être à la hauteur de l’enjeu. Par manque de moyens, la justice est bien trop lente, et ce ne sont pas les quelques magistrats promis par le gouvernement qui règleront le problème. L’état de notre justice réclame un « plan Marshall ». S’agissant des violences faites aux femmes, soulignons la détermination de l’Espagne, qui s’est donnée les moyens de traiter ce fléau sur le plan policier et judiciaire.

Les efforts des pouvoirs publics en matière de prévention et de prise en charge des violences faites aux femmes sont louables, mais les résultats se font attendre. À quoi bon légiférer si les lois ne sont pas ou insuffisamment appliquées ? À quoi bon organiser un Grenelle des violences conjugales si les actions de terrain ne sont pas à la hauteur de la communication gouvernementale ?

Il est donc possible, et même indispensable, d’agir sur tous les tableaux pour lutter contre ce fléau des violences faites aux femmes, sans pour autant leur faire subir une autre violence, celle de la peur irraisonnée des hommes pris dans leur globalité, une nouvelle « masculophobie ». Si la peur doit changer de camp, elle doit s’installer dans celui des agresseurs, accessoirement dans celui des calomniateurs. Pas dans celui des hommes ou des femmes.

Lutter contre les violences faites aux femmes, mais aussi aux enfants, qu’elles soient ou non sexuelles, doit être une priorité. Mais l’inversion de la charge de la preuve et l’abrogation de la présomption d’innocence ouvrant la voie à la délation reviendraient à nous faire basculer dans une autre dimension, qui n’est pas celle de la démocratie et de l’État de droit.

 

Raymond Taube, rédacteur en chef d’Opinion Internationale et directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique

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