Droits pratiques
09H10 - vendredi 13 septembre 2019

Fronde contre le « barème Macron » en cas de licenciement : quand les juges font (encore) de la politique. La chronique juridique de Raymond Taube

 

Le propos n’est pas ici d’analyser le comportement des juges à la lumière de leurs convictions politiques. Ils ne sont pas le législateur et n’ont pas à s’ériger en législateur. Ils disent le droit avec la liberté que les textes leur accordent. La magistrature est, avec raison, très attachée à l’indépendance de la justice et à la séparation des pouvoirs. À Troyes, à Nevers ou à Grenoble, le Conseil des prud’hommes peine à s’appliquer cet adage à lui-même. Quitte à défier la Cour de cassation, le Président de la République et le Parlement.

Généralement, quand on reproche aux juges de faire de la politique, on pense grands scandales et droit pénal. Sarkozy, Fillon, mais aussi le « mur des cons » du syndicat de la magistrature, qui semble partager avec une certaine gauche et une certaine presse le désir farouche de pourfendre certains représentants du « système ». Ces juges sont aussi accusés de laxisme envers certains délinquants. Dans leur globalité, les juges seraient trop rouges (ou jaunes, par référence au célèbre gilet), voire auraient pris le pouvoir (dixit Éric Zemmour).

Voici que des juges du conseil de prud’hommes de Troyes et de Grenoble décident aussi de faire de la politique. Rien d’étonnant, cette fois, quand on sait que cette juridiction paritaire est composée d’élus syndicaux patronaux et salariés, et non de magistrats professionnels. Sur un sujet aussi délicat que le licenciement, MEDEF et CGT font rarement bon ménage. À Troyes, la fronde, en l’espèce contre le plafonnement des indemnités de licenciement, avait commencé le 13 décembre dernier. Opinion internationale s’y était déjà penché, tant l’enjeu est considérable. Ultérieurement, les Conseils de prud’hommes de Louviers et Toulouse avaient sollicité l’avis de Cour de cassation quant à la conformité du barème indemnitaire aux dispositions de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) qui impose une « indemnisation adéquate ou une réparation appropriée ». La Cour valida le « barème Macron », au grand dam des juges de Troyes et de Grenoble, qui ne s’en laissèrent pas compter.

Qu’est un avis de la Cour de cassation et quelle est sa portée ?

Le droit étant par nature sujet à interprétations, ce dont il résulte une grande liberté pour le juge, en particulier lorsqu’il s’agit d’appliquer un texte nouveau. Avec le temps, la jurisprudence s’harmonise au niveau des cours d’appel, puis de la Cour de cassation, voire des juridictions européennes. La justice fonctionne par conséquent selon un système pyramidal, avec toutefois une certaine souplesse et parfois quelques soubresauts.

Pour éviter d’attendre des années (rarement moins de cinq ans) avant un arrêt de cassation, le juge du fond peut lui demander avis sur un point de droit. Cet avis n’est théoriquement pas contraignant, mais constitue une sorte de jurisprudence par anticipation, très utile pour uniformiser celle des juges du fond confrontés à l’application d’un texte nouveau en première instance.

Le 28 juillet dernier, soit onze jours après l’avis de la Cour de cassation, le Conseil de prud’hommes de Troyes refusa d’appliquer le barème, tout comme celui de Nevers, deux jours avant. Pour être précis, les conseillers salariés et patronaux ayant vraisemblablement été fidèles à leur camp d’origine, il fallut recourir au juge départiteur, qui lui, est un magistrat professionnel, alors dans une toute puissance. Petite curiosité relevée par l’avocat de l’employeur, le jugement ne fait aucune mention de l’avis de la Cour de cassation, d’ailleurs rendu après les plaidoiries (mais que le juge ne pouvait ignorer). Si cela laisse planer un léger doute sur la nature politique, voire subversive, de la décision prud’homale, ce séquençage peut également laisser supposer que le jugement ait été rendu… avant les plaidoiries ! En théorie, ce serait un scandale judiciaire. Mais le peu d’émoi suscité chez les avocats laisse supposer que cette pratique n’est pas exceptionnelle. Autre mystère, les indemnités accordées au salarié lésé sont inférieures au « plafond Macron » pourtant vilipendé dans le jugement.

En refusant de suivre l’avis de la Cour de cassation, le Conseil de prud’hommes de Troyes reste dans la légalité d’un point de vue purement technique (sauf si son jugement avait été rendu avant les plaidoiries, mais c’est une autre histoire). Mais il se positionne politiquement en frondeur de la justice, résistant au législateur et à la plus haute hiérarchie judiciaire. En tant que citoyens, les juges sont parfaitement autorisés à ne pas apprécier ce plafonnement des indemnités de licenciement. Du reste, leurs arguments ne manquent pas de pertinence juridique. Mais la légitimité de s’asseoir sur un avis de la Cour de cassation au motif qu’il ne leur convient pas est plus discutable, et peut-être pas sans conséquence pour le respect dû à cette institution.

La politique ne devrait pas avoir sa place dans les prétoires. C’est un lieu commun de le rappeler, mais aussi de la naïveté d’y croire.

 

Raymond Taube

directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique et rédacteur en chef d’Opinion Internationale

Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique