Droits pratiques
09H59 - vendredi 5 juillet 2019

Le blues des prud’hommes face à leur mort programmée

 

AFP/Archives / ERIC CABANIS

 

Les juges prud’homaux sont convaincus de la « mort programmée » de leur juridiction, mettant en cause plusieurs réformes initiées par Emmanuel Macron, dont la toute dernière décidée subrepticement fin 2018 : la fusion de leurs greffes avec ceux des tribunaux judiciaires.

« C’est le début de la fin, mais on est combatif », soupire Patrice Huart (CFDT). Cet homme jovial et énergique, ancien conducteur de poids lourds, a exercé pendant 40 ans au conseil de Troyes, une antichambre de la misère où il a tenté de rendre la dignité aux salariés.

Ses pairs, qu’ils soient à Paris, Bobigny, Roubaix, Troyes ou Toulouse, partagent tous ce pessimisme.

 

Passer au second plan

A l’origine de cette inquiétude pour ces juridictions paritaires composées de salariés et employeurs, spécialisées dans les litiges autour du contrat de travail: la chute du nombre de recours. Ils sont tombés à 120 000 en 2018, soit 5,5% de moins qu’en 2017 et deux fois moins qu’il y a 20 ans, selon le service statistiques du ministère du Travail (Dares) et France Stratégie, une instance rattachée à Matignon.

« Avec moins de travail, on risque de passer au second plan », craint Alain Colbois (Medef), président du conseil de Troyes.

Les conseillers assurent que les ruptures conventionnelles, créées en 2008, ont commencé à détourner les salariés des prud’hommes.

Mais la baisse s’est accélérée à partir de 2016, avec la loi « croissance et activité » portée par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, dans l’idée notamment de réduire les délais entre les recours et les jugements.

Elle a imposé une nouvelle procédure de saisine, avec un formulaire de sept pages (contre une auparavant), présentation des motifs et obligation de verser en plusieurs exemplaires les pièces justificatives.

« Une fois qu’on leur a donné le formulaire, beaucoup de salariés ne reviennent pas car ça leur parait trop compliqué », témoigne Michel Demoule (CGT), directeur de greffe à Roubaix.

Et le barème plafonnant les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse décourage encore plus, déclarent en choeur les conseillers. Ecarté en 2016 sous la présidence Hollande, face à un tollé syndical et politique, il est mis en place un an plus tard par le président Macron. Elles sont maintenant plafonnées entre un et vingt mois de salaire brut, en fonction de l’ancienneté.

Auparavant, le montant relevait du libre arbitre des conseillers, atteignant 30 mois de salaire pour 30 années d’ancienneté.

Le patronat y voyait une « loterie » freinant l’embauche. En 2014, le Centre d’étude de l’emploi a montré le contraire, en comparant les taux de recours et de chômage entre 1970 et 2012. Conclusion: « ce ne sont pas les procès prud’homaux qui contribueraient à augmenter le chômage, mais la hausse de celui-ci qui provoquerait un recours plus élevé des arbitrages judiciaires ».

En place depuis près de deux ans, cette réforme ne passe toujours pas.

Fin mars, une centaine de conseillers CFTC, venus de toute la France, se sont réunis à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) pour une formation. L’occasion de parler congé mobilité, rupture à l’amiable, Code du travail, comportement en délibéré, droit international…

Le barème était sur toutes les lèvres et les formateurs – des juges expérimentés – ont insisté auprès des stagiaires: « vous devez prendre le jugement le plus juste possible. Il n’y a pas d’un côté le bon salarié et de l’autre le salaud de patron. Vous êtes juge, pas défenseur syndical! Votre jugement doit être motivé. L’âge: est-ce que le salarié va retrouver un travail? L’entreprise: est-ce qu’elle a deux salariés ou 10.000? ».

« On n’est pas là pour casser de l’employeur! », tempête Pierre Fosse, l’organisateur de la formation, agacé des lois successives qui « infantilisent » les prud’hommes.

Il est pessimiste. Lors d’une audition au Sénat en mars, il a dit assister à « une mort programmée d’une forme de justice du travail particulière à la France, fondée sur le paritarisme et la gratuité », qui risque d’être remplacée « par un système s’appuyant sur des juges professionnels où il manquerait la connaissance de l’entreprise ».

Pour Etienne Colas (CFDT), le président du conseil de prud’hommes de Paris, « dans neuf cas sur 10 », les barèmes sont respectés, en l’occurrence lorsque les anciennetés sont importantes. En revanche, sur les petites anciennetés, « on ne rend pas une bonne justice si on reste dans les barèmes ». Or, il y a un « risque de violence sociale quand la justice n’est pas dite. Regardez les +gilets jaunes+ », souligne cet ancien représentant de salariés à France Télécom.

Selon lui, les réformes ont effectivement permis de réduire les délais … « parce qu’il y a moins de recours ».

« Quand je reçois des salariés avec une très faible ancienneté, je leur dis que si le litige porte uniquement sur la contestation du licenciement, en termes financiers, +vous ne vous y retrouverez pas », témoigne Me Hélène Melmi.

Le tribunal de Troyes a été le premier à passer outre le plafonnement, fin 2018. Ont suivi Lyon, Amiens ou Grenoble… s’appuyant sur un argumentaire du syndicat des avocats de France (SAF).

Il y a eu appel. Les premières décisions doivent tomber en septembre. Le syndicat d’avocats Avosial (employeurs) a de son côté distribué un argumentaire pour défendre le barème.

« Au regard de la jurisprudence et des barèmes pratiqués dans les autres pays européens, ce barème tient la route », avance Me Amélie d’Heilly (Avosial), considérant que c’est en moyenne ce qui se pratiquait avant le plafonnement. En plus, « ça a fluidifié les discussions entre salariés et employeurs au moment des départs ».

 

Dysfonctionnement progressif

Le gouvernement suit ce bras de fer de près. Est très attendu l’avis de la Cour de Cassation, saisie par les conseils de Toulouse et de Louviers (Eure). Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont, eux, validé le barème.

Les conseillers critiquent aussi la réduction du délai de prescription, prévue par les « ordonnances Macron », de même que la suppression du suffrage universel par les salariés — le dernier scrutin a eu lieu en 2008 –, au profit d’une désignation par les syndicats, qui a enlevé de la « légitimité », selon eux.

Mais c’est un autre dossier, arrivé subrepticement fin novembre, qui fait craindre une disparition programmée : la fusion des greffes du tribunal judiciaire et des conseils de prud’hommes lorsqu’ils sont tous les deux situés dans une même commune, prévue à partir de 2020. Cette réforme a été votée dans le cadre de la loi de programmation 2019-2022, à travers un amendement de la majorité.

Certains anticipent une absorption dans les « pôles sociaux » des tribunaux de grande instance, et donc une perte de « spécificité ».

« Au prochain renouvellement (des conseillers, en 2021), on va intégrer le pôle social, et ce sera la fin des prud’hommes », pense M. Demoule.

Il dénonce les réformes par petits bouts de ces dernières années. « En annonçant notre fin de manière frontale, les gouvernements auraient crée un tollé dans l’opinion publique. Mais en organisant notre dysfonctionnement progressivement, ça passe inaperçu », ajoute-t-il.

 

Bertille OSSEY-WOISARD