Ukraine
14H32 - mercredi 2 avril 2014

Ukraine : Que veulent les Russes ? (Partie 3)

 

L’obsession géopolitique de la Russie est, depuis des siècles, la peur de se retrouver coincée à l’intérieur du continent Eurasiatique sans accès à la mer. C’est ce qui explique son offensive en Crimée.

 

La rade de Sebastopol en Crimée avec les vaisseaux de la marine russe. (Photo Oleg Kobtzeff)

La rade de Sebastopol en Crimée avec les vaisseaux de la marine russe. (Photo Oleg Kobtzeff)

L’antique principauté de Kiev, la Rus’ dont le territoire s’étendait sur les bassins de la Neva, de la Volga, du Dniepr et du Don était avant 1238 le plus grand Etat européen. Il entretenait des liens commerciaux et culturels intenses avec toutes les grandes villes de l’Europe et avec quelques unes du Moyen-Orient grâce au réseau fluvial et maritime le plus dynamique de l’histoire médiéval en dehors de la Chine. Puis survinrent les Mongols qui conquirent les terres de la Grande principauté, barrant aux marchands de ses villes la route de la soie. En même temps, les Etats scandinaves et ceux des ordres de chevalerie de la Baltique, devenus protectionnistes, fermèrent le Golfe de Finlande et les autres routes vers l’Europe du Nord.

En 1453, les Turcs et leurs alliés s’emparent de Constantinople verrouillant jusqu’à nos jours les étroits corridors de la mer Noire vers le reste de la Méditerranée – ces passages à peine plus grands qu’un fleuve que sont les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Les Ottomans et leurs Etats vassaux occuperont également toutes les côtes de la mer Noire, bloquant du coup les estuaires du Danube (la route à travers toute l’Europe centrale), du Dniepr, du Dniestr et du Don.

A la fin du Moyen-âge, l’ancienne Rus’ s’est transformée en Ukraine au Sud et en Moscovie au Nord qui continue d’utiliser le terme ancien de Rus’ pour désigner ses terres. Même après l’annexion de l’immense république de Novgorod (le quart Nord de toute la Russie d’aujourd’hui entre la Baltique et l’Oural), la Moscovie, cette Russie moderne émergente, ne peut communiquer avec le reste du monde que par le port d’Arkhangelsk dans l’Océan Arctique qui est gelé la plupart de l’année (les XVe-XVIIIe siècles subissent en plus une période de refroidissement climatique planétaire). A l’Ouest, les Etats polonais et lituanien, de plus en plus hostiles à la Moscovie (qu’ils occuperont et tenteront d’annexer au XVIIe siècle) et qui ont annexé Kiev, bloquent les routes terrestres vers l’Europe de l’Ouest. Selon l’expression de l’historien et théologien orthodoxe Olivier Clément, cette situation d’isolement fait de la Moscovie « le Tibet du monde orthodoxe ». Le retard scientifique, technologique et économique sur l’Occident se creuse de manière dramatique. Cet isolement est précisément ce qu’on reproche à la culture russe jusqu’à nos jours, en l’excluant des représentations de la civilisation européenne basée sur l’état de droit et les Lumières.

Le besoin des Russes de briser cet isolement en retrouvant un passage vers les océans du globe dépasse donc les seuls intérêts stratégiques commerciaux et militaires: il s’agit en plus d’un enjeu identitaire européen. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la fameuse phrase de Pouchkine prêtée à Pierre le Grand voulant « percer une fenêtre vers l’Europe » par la reconquête du Golfe de Finlande. Cet empereur et ses successeurs au XVIIIe siècle annexèrent également les estuaires du Don, du Dniepr et du Dniestr et tout le rivage Nord de la mer Noire (la Crimée est prise aux Tatares locaux, vassaux des Ottomans, en 1774, Kherson est fondée en 1778, Nikolaïev en 1789 et Odessa en 1794). Au XIXe siècle, toujours incapable de faire lever les deux derniers verrous – le Bosphore et les Dardanelles – la Russie, grâce à son soutien aux nationalismes slaves, roumain et grec dans l’Europe danubienne, s’assure, en cas de besoin, un pontage terrestre à travers les Balkans vers la Méditerranée. En 1945, après les brefs passages à l’ennemi de la Bulgarie (en 1914 et 1941) et de la Roumanie (en 1941), Moscou possède (ou contrôle grâce à son emprise sur ses états satellites) presque tout le littoral de la mer Noire y compris les embouchures des grands fleuves sauf le littoral turc.

Après la chute du mur de Berlin, Moscou perd tous ses anciens alliés des bords de la mer Noire. La Roumanie et la Bulgarie rejoignent l’OTAN en 2004, et la Serbie qui commençait elle à se rapprocher de Moscou se retrouve complètement enfermée dans les terres en 2006 suite à l’indépendance du Monténégro, candidat à présent à l’adhésion à l’OTAN. La même année la Géorgie pose également sa candidature à l’adhésion. Alors, il ne reste plus à la Russie qu’un petit littoral sur la mer Noire situé entre le détroit de Kertch (qui fait face à la Crimée) et la frontière Géorgienne. La Russie marque un point en provoquant la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en 2008, mais ce n’est qu’un petit point car elle ne contrôle plus aucun de ses traditionnels débouchés fluviaux vers la Méditerranée et vers le Danube, à savoir les estuaires du Don et du Dniepr communicant avec le reste des voies navigables russes.

 
L’espoir revient avec l’évolution des rapports avec la Turquie. Depuis le début de ce siècle, Ankara, rejetée depuis trop longtemps par l’Europe, manifeste des velléités d’ouverture vers d’autres pays mis au coin par les champions des « valeurs européennes », pays pourtant en pleine croissance économique, notamment la Russie. Un rapprochement entre la Turquie et la Russie serait mutuellement avantageux et révolutionnaire dans l’histoire de ces deux pays et de toute la Méditerranée. Mais cette opportunité est soudain mise à mal à cause de la guerre en Syrie. Parce qu’elle ne peut pas lâcher un allié qui lui offre depuis des décennies sa dernière base navale en Méditerranée, la Russie a du choisir entre Assad et les Turcs comme on doit choisir de rester avec une épouse acariâtre mais riche plutôt que tenter une escapade incertaine avec une maîtresse belle, encore plus riche mais toujours mariée. Le coût est d’être mise au ban des nations aux valeurs humanitaires. De réelles tentatives de négociation avec l’opposition ont été entamées. La Turquie elle, apeurée par le très réel et grave danger de déstabilisation de ses frontières (dans la zone à haut risque du Kurdistan) à cause des débordements territoriaux de la guerre syrienne (déjà un demi-million de réfugiés syriens en Turquie du Sud-est) a choisi la sécurité des liens conjugaux avec l’Ouest, c’est à dire l’OTAN.
 

Restait l’Ukraine et l’espoir que les liens maintenus avec le pays de l’ancienne « mère des villes russes » garantissent un passage de l’embouchure du Don par la mer d’Azov et par l’étroit détroit de Kertch (km) vers la mer Noire. Mais voilà que le peuple ukrainien, excédé par son gouvernement corrompu et incompétent soutenu par Moscou, fait un bras d’honneur à la Russie en choisissant un vague partenariat avec l’Union européenne plutôt qu’une union douanière solide avec la Russie. Et quoi ensuite, se sont dit trop de Russes ? Une candidature de Kiev à l’adhésion à l’OTAN ? Nous nous laisserons pas enfermer dans la mer d’Azov, se sont-ils dit et c’est ce qui a conduit à l’annexion de la Crimée.

Le drame c’est que la paranoïa profite toujours aux gouvernants. La peur du terroriste islamiste ou du néo-nazi ukrainien offre une excellente occasion de créer une diversion et de blâmer les problèmes intérieurs du pays sur l’ennemi extérieur. L’ennemi fédère. C’est là le plus grand danger d’escalade de la présente crise ukrainienne, c’est que le Kremlin finisse par prendre goût à ce conflit.

Mais les sociétés occidentales sont-elles à l’abri de ce syndrome de l’ennemi extérieur-Père Fouettard, elles qui ont adoré détester Poutine et pas seulement lui, mais avec lui tout une partie de la civilisation russe jugée incapable de comprendre les « valeurs européennes », traînant une histoire tsariste et stalinienne, trop soumise à ses popes barbus ressemblant à des mollahs et imperméable aux Lumières et à la démocratie ? Ne s’est-on pas déjà embarqué dans plusieurs aventures coloniales au nom de terroristes et d’armes de destruction massive imaginaires ? Les Russes sont-ils réellement complètement paranoïaques lorsqu’ils lisent la carte du globe et observent la progression des bases de l’OTAN encerclant progressivement le territoire russe ? Mais si l’Occident se montre plus prudent, voire conciliant, cette attitude ne risque-t-elle pas d’être interprétée comme de la faiblesse et encourager encore d’autres conquêtes territoriales par Poutine ?

Entre l’esprit de capitulation de Munich de 1938 et l’esprit revanchard de Versailles de 1919 l’équilibre sera extrêmement difficile à trouver.

Professeur de géopolitique à l'American University of Paris

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