Ukraine
14H27 - lundi 31 mars 2014

Ukraine : Que veulent les Russes ? (Partie 2)

 

Pourquoi la frustration russe doit-elle s’exprimer avec tant de violence ? Pourquoi un individu s’investirait avec autant de passion dans des affaires d’ordre géopolitique qui, somme toute, ne changera pas sa vie d’une manière ou d’une autre? Si on peut comprendre qu’un habitant russophone de Crimée de vielle souche se sente en danger lorsque les plus virulents partisans de Maïdan exigent d’interdire le russe dans les affaires publiques, comment expliquer qu’un Russe de Moscou ou de Saint-Petersbourg se sente violemment agressé ?

 

Vladimir Poutine, à la une de Time magazine en décembre 2013, qui l'a consacré personnalité de l'année

Vladimir Poutine, à la une de Time magazine en décembre 2013, qui l’a consacré personnalité de l’année

Poutine incarne l’ordre

En premier lieu, il y a une certaine indifférence aux grandes destinées nationales et un mépris du nationalisme qui est un luxe de nantis. La fin du communisme a surtout signifié pour les anciens soviétiques la fin de la sécurité de l’emploi, la disparition de la plupart des prestations sociales, la grave détérioration des services publics et la vie chère (le prix des biens de consommation et de l’immobilier sont aujourd’hui presque les mêmes qu’en France alors que les salaires sont de moitié, voire de deux tiers inférieurs). La privatisation des marchés n’a pas signifié la libre entreprise car l’ancienne bureaucratie encore en place et une petite minorité d’oligarques empêche l’émergence de petites et moyennes entreprises privées véritables créatrices d’emplois et de richesse. Pourquoi alors ne pas s’en prendre au pouvoir comme lors des printemps arabes ? Pourquoi ne pas faire comme les Ukrainiens ? C’est que Poutine a réussi (comme Mussolini combattant la mafia dans les années 1930) à se donner l’image du sheriff qui rétablit l’ordre. Il a en effet – en dosant la méthode douce et la négociation avec les uns ou la méthode dure avec les autres (Khodorkovski) – mis fin à l’ambiance de Far-West ou de pays africain en désagrégation qui régnait sous Eltsine.

Par ailleurs, les rapports du pétrole et des quelques courageuses PME (émergeant grâce à la baisse du racket et des autres formes de violence criminelle réduites par les méthodes musclées de Poutine) ont porté leur fruits et le niveau de vie des Russes commence réellement à s’améliorer. Aux yeux d’une majorité trop souvent sous-estimée en Occident, Poutine est donc la solution, pas le problème. L’opposition, elle, est trop divisée entre des factions aux idéologies irréconciliables – extrême-droite, communistes et libéraux – pour qu’une coalition émerge et puisse mobiliser les espoirs des mécontents.

Les Russes craignent un éclatement du pays

La deuxième raison pour laquelle beaucoup de Russes ont tendance à reporter sur les affaires géopolitiques internationales leurs frustrations internes est la peur de l’éclatement de la Russie. Celle-ci est entretenue par le constat que l’Occident a systématiquement soutenu tous les séparatismes depuis 1989 et tous les mouvements révolutionnaires, sauf sur son propre territoire (Irlande du Nord, Corse) ou chez ses alliés (Bahreïn). C’est le soutien à la sécession du Kosovo avec bombardement de Belgrade, ville orthodoxe, qui jusqu’à présent n’est pas passé. Basés sur les particularismes des cultures locales les arguments qui ont chaque fois été avancés par les gouvernants, les journalistes ou les universitaires occidentaux pour défendre les séparatismes pourraient logiquement justifier que n’importe quelle grande région russe – St. Petersbourg et la Carélie, Kazan et la République Tatare, Saransk et la Mordovie, Ufa et la République Bachkire et surtout toute la Sibérie – conteste son appartenance à la Russie et le droit des russophiles d’y rester. Ce n’est probablement pas à l’ordre du jour, mais les Russes, des bureaux du Kremlin jusqu’aux ports de pêche du Kamtchatka sont convaincus qu’il existe un plan de démembrement de la Russie.

Les « valeurs » occidentales sont perçues comme un frein au développement de la Russie

Aussi, comment ne pas s’étonner qu’ils éprouvent un sentiment aigu d’exclusion lorsqu’on entend dire que les Ukrainiens peuvent comprendre les valeurs européennes mais pas les Russes ? Alors ils ont peur de ces « valeurs européennes ». De plus, après 70 ans de persécution religieuse féroce (avec une violence digne de Pol Pot de 1918 à la deuxième guerre mondiale), qui a ravagé leur identité nationale, ils ont peur de la laïcité. Après cinq générations de désintégration du tissu social et surtout de la famille, ils ont peur de la liberté revendiquée des mœurs et des droits LGBT. Après toute une ère de privations, ils veulent produire et consommer et sont hostiles aux appels à la modération et à la législation protégeant l’environnement, la santé et l’hygiène. Bref, comme dans de nombreux pays en voie de développement, la Russie s’imagine que les « valeurs » occidentales sont un boulet que ses concurrents veulent lui attacher aux pieds pour l’empêcher de décoller.

 

Professeur de géopolitique à l'American University of Paris

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