Edito
10H57 - samedi 17 mai 2025

L’impôt négatif, de Julien Briot-Hadar

 

Le terme « impôt négatif » désigne l’intégration, au sein du barème et de la gestion de l’impôt progressif sur le revenu (IR), de dispositifs visant à assurer à chaque individu un minimum de ressources. En ce sens, cette réflexion s’adresse à un public convaincu que cette garantie est devenue indispensable dans toute société développée, sans se plonger ici dans les débats théoriques relatifs au concept de revenu universel.

L’impôt négatif se présente ainsi comme un levier crucial pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, dont l’urgence est exacerbée par les trois défis contemporains. D’abord, face à la transition énergétique et à ses exigences d’investissements colossaux, il est impératif de concrétiser l’idée largement partagée selon laquelle les populations les plus vulnérables doivent être protégées dans les arbitrages complexes liés à l’allocation des ressources nationales. Il en va de même du nouveau contexte géopolitique, marqué par la nécessité de renforcer la sécurité des démocraties, ainsi que par les effets inflationnistes de la régression de la mondialisation. Enfin, la contrainte imposée par l’équilibre des comptes extérieurs et la compétitivité des entreprises rend impossible un financement à crédit du modèle social français, contraignant ainsi à renforcer la cohérence interne du système de redistribution.

Le principe de l’impôt négatif n’est certes pas récent, mais il acquiert une actualité particulière grâce à une approche pragmatique, centrée sur la seule question du revenu garanti et exploitant pleinement les capacités des technologies électroniques. En abordant les deux dimensions de l’efficacité et de l’acceptabilité, nous souhaitons démontrer que cette solution est opérationnelle (I) tout en réaffirmant la pertinence des principes fondateurs (II).

 

L’intégration socio-fiscale : une voie efficace

Le dysfonctionnement des minima sociaux est un problème de gestion publique bien identifié, dont les enjeux majeurs sont la suppression des effets de non-recours, le remboursement des indus et, accessoirement, la fraude. Le consensus concernant la solution à mettre en œuvre est quasiment unanime : il s’agit de remplacer les droits à prestation, actuellement acquis par une démarche administrative complexe et récurrente, par une procédure automatisée, gérée par l’administration à partir des informations dont elle dispose, permettant de vérifier en temps réel le respect des conditions d’éligibilité sur la période considérée.

La démarche proposée repose sur deux axes majeurs : i/ l’unification des minima sociaux – incluant le revenu de solidarité active (RSA), la prime d’activité (PA), l’allocation de solidarité spécifique (ASS) pour les chômeurs de longue durée, le contrat d’engagement jeune et les bourses d’études – et ii/ l’intégration de ces versements dans le prélèvement de l’IR progressif. Cela nécessite, d’une part, un référentiel commun entre le revenu fiscal de référence (RFR) et la « base ressources » servant au calcul des prestations conditionnées par les revenus (appelée aussi « revenu social net » – RSN), et, d’autre part, la création d’un compte socio-fiscal unifié, sur lequel seront réglés mensuellement la différence entre le flux positif des solidarités garanties et le flux négatif lié à l’impôt.

 

Un barème unique, fiscal et social

Une alternative envisageable à l’automatisation pourrait consister en la distribution automatique d’une prestation mensuelle dégressive selon les ressources des bénéficiaires déjà recensés dans les bases sociales. Toutefois, quelle que soit la périodicité retenue pour l’actualisation de l’allocation, cette approche rencontre un dilemme majeur : dans le cas où une phase plus favorable de la situation dépasserait temporairement le seuil d’intervention, il conviendrait soit de sacrifier la sécurité, en récupérant les excédents ex post pour éviter des scénarios où le travail rémunéré serait moins avantageux que l’oisiveté, soit d’accepter de suspendre les versements jusqu’à un retournement de situation, avec pour conséquence des inégalités de traitement entre des revenus moyens égaux.

En revanche, cette difficulté disparaît dès lors qu’on accepte de consolider les deux facettes de la machine redistributive. Par un alignement presque fortuit, les mécanismes des minima sociaux et de l’impôt sur le revenu sont désormais quasiment superposables.

 

Une gestion automatisée en temps réel

L’intégration de la garantie de revenu (GR) et de l’impôt n’est envisageable que si, parallèlement à l’unification des barèmes, il est possible de gérer la consolidation des deux flux en temps réel, c’est-à-dire de manière à ce que leur solde algébrique soit ajusté mensuellement en fonction du revenu réel de l’allocataire ou du contribuable. La faisabilité de cette démarche est rendue possible par le prélèvement à la source (PAS), qui permet d’aligner les acomptes de l’impôt sur la périodicité des minima sociaux. Il s’agit dès lors de transposer, au niveau comptable, ce qui a été décrit précédemment concernant le calcul des droits, en appliquant un compte socio-fiscal où les flux positifs et négatifs seraient soldés chaque mois.

Une diversité d’algorithmes est envisageable pour mettre en œuvre ce programme. La DGFiP pourrait, à la date du 5 de chaque mois, disposer d’une mise à jour complète sur la situation de ressources de la population. Un infocentre partagé pourrait alors gérer de manière récurrente le versement de l’acompte (positif ou négatif) du solde de l’IR/GR, selon le barème intégré, et organiser le paiement ou le recouvrement dans les jours suivants.

D’un point de vue pratique, il serait probablement plus lisible de se baser sur les revenus des douze derniers mois pour effectuer les ajustements. Ainsi, le cumul glissant des soldes périodiques, corrigé chaque mois, convergerait naturellement vers le résultat attendu en fin d’année, limitant l’écart à régulariser à l’été suivant, tout en ajustant le barème en fonction de l’inflation constatée.

L’un des avantages supplémentaires de cette gestion simultanée des flux serait la simplification du circuit du PAS, éliminant la nécessité des « taux historiques » pour les années précédentes. Le recouvrement sécurisé via les bulletins de salaire ou de pension pourrait être effectué sur la base du même algorithme glissant, appliqué aux seuls revenus connus du tiers payeur. Ainsi, la retenue à la source serait automatiquement imputée sur le décompte du mois suivant, offrant une réactivité presque instantanée aux évolutions de la situation familiale.

Il reste cependant à veiller à ce que la dématérialisation totale des procédures, gage de sécurité, n’exclut pas les populations les plus fragiles. Les collectivités locales devraient avoir l’obligation, ainsi que les moyens nécessaires, d’offrir un accueil de proximité, garantissant que les usagers puissent recevoir une aide directe et rapide, dans un délai raisonnable (par exemple, une semaine), en cas de besoin d’intermédiation.

 

Résultats de l’insertion des bénéficiaires

Depuis la mise en place du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) en 1988, un principe fondamental de la politique française en matière de minima sociaux a été que le versement d’un revenu de base ne saurait être dissocié d’une démarche d’accompagnement visant à restaurer l’autonomie des bénéficiaires, notamment par le biais de la réinsertion professionnelle. Bien que ce texte ne vise pas à revenir sur le bilan incertain de l’action publique dans ce domaine depuis plus de trois décennies, ni à explorer les diverses options disponibles pour les décideurs, il serait néanmoins imprudent de promouvoir l’efficacité attendue de l’impôt négatif dans la gestion des droits sans considérer les conditions nécessaires à un progrès parallèle en matière de « capabilité » des individus, au sens développé par Amartya Sen.

Il est indéniable que l’automatisation des rapports financiers et l’élimination des relations physiques avec les guichets imposeront une adaptation des métiers du travail social, adaptation qui pourrait rencontrer certaines résistances corporatistes. L’enjeu réside dans l’exploitation des gains de simplification administrative pour redonner toute sa valeur à l’aspect humain et de proximité des fonctions sociales.

Certains acteurs du secteur ont exprimé la crainte qu’en supprimant la nécessité pour les usagers de rencontrer les interlocuteurs responsables de la gestion des prestations, on perde l’occasion de traiter les dimensions non monétaires de l’accompagnement, telles que l’emploi, la formation, la parentalité, la santé ou encore la culture. Toutefois, il est facile d’imaginer qu’une fois qu’un bénéficiaire du revenu garanti (RG) est identifié par l’infocentre socio-fiscal mentionné précédemment, selon des critères objectifs (position dans le barème, nature des ressources, etc.), l’organisme compétent pourra mettre en place les démarches de suivi appropriées. Le contenu de cette intervention, qu’il s’agisse de soutien ou d’obligations imposées, relève bien entendu d’un débat distinct.

Néanmoins, le fait que les bénéficiaires ne soient plus contraints d’accomplir des démarches préalables marque un renversement profond dans le rapport entre la collectivité et ceux que l’on a traditionnellement appelés les « allocataires » ou « contribuables ». Dans ce modèle réformé, il n’y aurait plus de prestation sociale soumise à l’examen des services de l’État providence, mais un flux automatique de solidarité, garanti à tous les assujettis à l’impôt sur le revenu. La condition de ressources serait ainsi remplacée par une taxation immédiate dès le premier euro de revenu, un contrôle étant assurée par les services fiscaux comme pour n’importe quel autre contribuable.

Pour les populations précaires, l’impôt négatif inconditionnel et automatisé représente un bouleversement majeur. Sous l’actuel RSA, survivre s’apparente souvent à un véritable travail, où retrouver un emploi, souvent précaire et mal rémunéré, peut entraîner la perte du revenu minimum. Dans le modèle de l’impôt négatif, tout retour à l’activité professionnelle se traduirait par un complément de revenu immédiat, proportionnel et soumis au taux marginal le plus bas de l’impôt, sans aucune conséquence pour le bénéficiaire en termes de perte du revenu garanti. Aucun autre système n’offre une telle simplification.

De plus, le modèle proposé permet de résoudre deux enjeux récurrents dans la mise en place d’un minimum garanti : la discrimination liée aux couples et l’extension des droits aux jeunes majeurs.

  • Concernant les couples, l’individualisation des paramètres est inhérente à la notion de garantie universelle de revenu, en rupture avec la méthode du « quotient social » (actuellement utilisé pour déterminer les prestations sociales sous conditions de ressources). Ce mécanisme de l’impôt négatif élimine cette approche discriminatoire qui faisait peser une lourde charge administrative et intrusive sur les foyers fiscaux. Le nouveau système, cependant, respecte pleinement les principes de solidarité fiscale, assurant une imposition équitable quel que soit le mode de déclaration des revenus (séparée ou commune).
  • Quant à l’accès au revenu garanti pour les jeunes adultes, il est désormais crucial face à la montée de la précarité parmi la jeunesse. Il est donc envisagé que, comme pour la Prime d’Activité aujourd’hui, les jeunes de 18 à 25 ans bénéficient de la garantie dès lors qu’ils ne sont plus rattachés fiscalement à leurs parents. Toutefois, pour éviter des abus, notamment par des familles aisées, un mécanisme d’imputation sur le compte fiscal des parents est proposé, proportionnel à leur revenu.

 

Un retour aux principes fondateurs

Grâce à une série d’adaptations réfléchies, mais cohérentes, il serait possible de rendre plus efficaces le fonctionnement et l’étendue du système de protection sociale français. Toutefois, pour qu’une telle réforme soit pleinement comprise et acceptée par la société, elle doit s’inscrire dans une logique claire et explicite, en réponse aux préoccupations soulevées lors des autres interventions du colloque.

  1. L’impôt négatif, meilleur outil de progressivité

D’un point de vue constitutionnel, mais aussi selon la perception du citoyen moyen, il est communément admis que l’équité du système fiscal repose sur un principe de progressivité, c’est-à-dire que le montant de la contribution fiscale augmente en fonction de la capacité contributive des individus. Cette logique redistributive de l’impôt est au cœur de la démocratie, mais elle est également un vecteur d’efficacité économique, car les transferts vers les couches sociales les plus faibles améliorent le bien-être collectif. Cependant, la théorie de la fiscalité optimale nous enseigne que ce n’est pas nécessairement chaque taxe qui doit être progressiste, mais bien l’ensemble du système.

Ainsi, pour atteindre un optimum fiscal, il convient de conjuguer des taxes de rendement (comme la TVA ou la CSG) avec un prélèvement sur le revenu clairement redistributif. Le revenu des ménages les plus riches nécessite un impôt sur le revenu relativement progressif pour préserver les incitations à l’investissement. En revanche, pour les ménages modestes, l’impôt négatif introduit au bas du barème permet d’obtenir une redistribution bien plus marquée. Le modèle ainsi proposé simplifie de manière significative le système fiscal sans altérer la progressivité du prélèvement.

En pratique, bien que la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG sous forme d’impôt négatif simplifie considérablement la gestion des minima sociaux, elle n’entraîne pas de remise en cause de la progressivité du système fiscal global, notamment pour les ménages les plus élevés.

  1. Restaurer le consentement à l’impôt et à la solidarité

La pertinence d’un tel système doit être évaluée non seulement par sa cohérence et son efficacité internes, mais aussi par sa capacité à être accepté par les citoyens. L’enjeu est de lutter contre la rhétorique anti-assistanat et la perception d’une surcharge fiscale injuste pour les classes moyennes, souvent perçues comme les seules à financer la solidarité.

D’un point de vue institutionnel, l’impôt négatif pourrait répondre à la crise de confiance dans les institutions publiques, en rendant plus lisible et transparente la gestion des finances publiques. La suppression du non-recours garantirait que la solidarité parvienne à ceux qui en ont réellement besoin, tout en réduisant la stigmatisation liée à l’assistanat.

Par ailleurs, la réforme permettrait d’instaurer une forme de solidarité ascendante, où chaque contribuable, bénéficiaire ou contributeur net, pourrait se sentir légitimement intégré dans un système qui assure l’équité sociale.

  1. La soutenabilité économique

L’un des arguments souvent avancés contre l’impôt négatif est qu’il participerait d’une logique favorisant l’insertion par l’emploi. Toutefois, il s’agit ici d’une garantie de revenu qui pourrait aider les travailleurs les moins qualifiés à mieux défendre leurs conditions d’emploi, en apportant un soutien financier immédiat et sécurisé.

En termes de financement, l’impôt négatif proposé repose sur une redistribution fiscale interne au sein des ménages, permettant de générer des recettes supplémentaires via la taxation des grandes fortunes, les revenus du capital, et la suppression des niches fiscales obsolètes. En somme, le modèle propose une réallocation des ressources sans accroître la dépense publique, à travers une diminution symétrique des prélèvements obligatoires et de la dépense sociale, tout en conservant une soutenabilité budgétaire.

Ce projet d’impôt négatif représente une opportunité de redéfinir la gouvernance des finances sociales. Bien que techniquement réalisable, notamment grâce à la simplification du système fiscal et à l’automatisation des flux financiers, son implémentation nécessitera une collaboration étroite entre les acteurs publics, notamment en matière de répartition des rôles entre les administrations fiscales et sociales. Ce chantier, bien qu’ambitieux, pourrait aboutir à une gestion beaucoup plus transparente et cohérente des finances publiques, tout en renforçant la solidarité nationale. Cependant, la mise en œuvre d’une telle réforme devra tenir compte des défis institutionnels et des risques de polarisation sociale.

Pour commander le dernier livre de Julien BRIOT-HADAR, cliquer ici :

 

Lutter contre la fraude fiscale des entreprises

 

Julien Briot-Hadar est un expert reconnu en compliance, spécialiste des questions portant sur la lutte contre la fraude fiscale. Fondateur de BH Compliance Consulting, il anime des conférences et formations depuis une dizaine d’années sur la lutte contre la fraude et le blanchiment auprès des assujettis LCB-FT, chefs d’entreprise et étudiants.