La chronique de Jacques Soppelsa
10H29 - mardi 23 août 2022

Le rétablissement des relations diplomatiques entre Israël et la Turquie : épiphénomène ou évènement majeur ? L’analyse de Jacques Soppelsa

 

Quand un accord en cache un autre…

Ce jeudi 17 Août, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan, son homologue urkainien Volodymyr Zelensky, et le Secrétaire Général des Nations, António Guterres, se rencontraient à Lliv pour évoquer officiellement, sinon l’ensemble des problèmes (ô combien complexes) liés au conflit russo-ukrainien, deux thèmes majeurs corollaires dudit conflit : l’avenir à très court terme de la plus importante centrale nucléaire d’Europe et la question des exportations de céréales…

Une rencontre où le maître d’Ankara a dû surprendre son monde, et notamment Vladimir Poutine, en déclarant « nous avons été et continuons à être du côté de nos amis ukrainiens ». Quid de la neutralité turque entre Moscou et Kiev ? Une voltes faces ou un contrepied de plus d’un Recip Erdogan habile joueur de… poker !

Mais cette rencontre tripartite a eu aussi pour effet, au moins pour l’opinion publique occidentale, de « marginaliser » dans les médias, une initiative géopolitique, loin d’être négligeable, prise un jour plus tôt : l’annonce de la reprise des relations diplomatiques entre Tel Aviv et Ankara !

Ce 17 Août, Israël annonçait donc « le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux nations et le retour des Ambassadeurs et des Consuls Généraux dans les deux pays ».

Ankara confirmait l’information : « Il a été décidé d’élever le niveau des liens entre nos deux nations et de renouer des relations diplomatiques pleines et entières ».

Et le Premier Ministre israélien Yair Lapid de déclarer dans un communiqué : « le rétablissement des relations avec la Turquie est un atout important pour la stabilité régionale et une nouvelle économique très importante pour les citoyens d’Israël. »

On connait le contexte et la genèse de la brouille décennale entre les deux Etats.
En mai 2010, une flotille de navires, dite « flotille de la Liberté », avait été affrétée par des organisations humanitaires turques avec comme objectif de contribuer à lever le blocus vis-à-vis de la bande de Gaza.

Les forces israéliennes avaient alors lancé un assaut meurtrier sur le navire amiral Mavi Marmara.

En mai 2018, après la mort d’une cinquantaine de Palestiniens tués par Tsahal, Ankara avait rappelé son Ambassadeur en Israël et expulsé l’Ambassadeur israélien vers Tel Aviv…

Mais, après une bonne dizaine d’années de brouille puis de ruptures, les deux Etats, ces derniers mois, ont souhaité entrer dans une nouvelle ère. Souhait illustré par deux visites hautement symboliques, celle du Président israélien Isaac Herzog en Turquie en mars dernier, et celle du chef de la diplomatie turque Mevlût Cavusaglu à Jérusalem en mai.

Alors ? Épiphénomène conjoncturel ou évènement majeur, dans le contexte géopolitique troublé et complexe de la région sensu lato ?

Certes, les partisans de la thèse de l’épiphénomène peuvent rappeler que ce n’est pas la première fois que des périodes de réchauffement entre les deux nations ont succédé à des phases de rupture. D’autant que le chef de l’Etat turc s’est vite empressé de rappeler que son pays continuerait à défendre inlassablement les droits des Palestiniens (avec un argument quelque peu spécieux : « la transmission de nos messages d’appui à l‘égard de la cause palestinienne sera plus efficacement assurée par nos Ambassadeurs » (sic), Recip Erdogan n’a de facto jamais cessé d’être un ardent défenseur de ladite cause et de réaffirmer ses liens avec le Hamas.

Mais on ne peut pas ne pas constater que cette thèse se heurte à deux constats loin d’être négligeables : les considérations géopolitiques et le contexte géoéconomique…

Considérations géopolitiques ? Le Premier Ministre israélien a estimé que la restauration de relations « normales » avec Ankara était un atout capital pour contribuer à conforter la stabilité de la région, en rappelant que la Turquie était sans nul doute le pays musulman le mieux placé pour faire contrepoids à l’Iran !

Considérations géoéconomiques ? Elles nous paraissent incontournables.

Le fait que des dizaines de milliers de touristes israéliens viennent chaque année en Turquie est loin d’être négligeable. Des Turcs viennent aussi nombreux en Israël.

Surtout : Ankara est désormais face à une sévère inflation et à l’effondrement de sa monnaie. La Turquie a donc plus que jamais intérêt à normaliser ses relations avec les pays voisins, dont Israël, dans le but d’attirer des investissements étrangers directs. 

A fortiori dans le domaine de l’énergie. La question des hydrocarbures n’a pas été directement évoquée dans les communiqués officiels. Pudeur au demeurant classique ! Mais Ankara a un besoin vital en hydrocarbures. Ces dernières décennies, les deux pays qui l’approvisionnaient en la matière étaient la Russie… et l’Iran ! Mais la découverte de gisements off-shore en Méditerranée orientale (concernant Israël, Chypre ou le Liban) a singulièrement modifié la donne. Et la reprise des relations diplomatiques n’a pas pu ne pas être favorisée par ces basses ou pragmatiques considérations énergétiques.

Compte tenu du contexte, la Turquie s’intéresse directement au gaz israélien, es qualité de consommateur. 

Mais l’on peut aussi songer qu’en incorrigible joueur de poker, Recep Tayyip Erdoğan tente un nouveau coup en proposant qu‘Ankara devienne un hub gazier incontournable vers l’Europe. Avec les conséquences géopolitiques que l’on imagine sans peine.

 

Jacques Soppelsa

Président honoraire de l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, Doyen de l’École Supérieure des Métiers du Droit, Conseiller éditorial d’Opinion Internationale

 

Dernier livre paru : « La mondialisation dangereuse », avec Alexandre Del Valle, éd. L’artilleur, 2021

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