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18H12 - vendredi 3 septembre 2021

Entre ombres et lumières

 

Murnau des ténèbres, Nicolas Chemla, Le Cherche midi

Entre ombres et lumières

2008. Le narrateur est un homme de 35 ans qui a plaqué son boulot et est parti au bout du monde, plus exactement à la pointe sud de Tahiti. Une «crise de la quarantaine avant l’heure» avec le «sentiment étrange d’être comme une chaussette, sale et seule, lessivée et délavée, ballotée en tous sens dans le tambour d’une machine à laver». Il souhaite écrire sur l’étrange histoire du dernier film de Friedrich Wilhem Murnau, Tabou, tourné en Polynésie. Le film a connu tant de déboires qu’il en devint presque maudit, le réalisateur décédant accidentellement une semaine avant sa sortie, en 1931.

Le récit commence avec la rencontre entre le narrateur et le gardien de la hutte, un vieillard «tassé, tatoué de la tête aux pieds qui me regardait fixement de ses grands yeux noirs (…) dont les yeux comme ceux d’un chat dans une chambre noire luisaient de reflets fauves, hypnotiques qui me soumettaient comme par envoûtement aux caprices de sa volonté». Le gardien se présente comme un compagnon de route du cinéaste et propose au narrateur d’habiter cette hutte que Murnau aurait lui aussi habitée. Il se met alors à raconter ce dernier tournage et c’est le premier enchantement de l’ouvrage. Nicolas Chemla réussit à faire revivre cette époque : montages, tournages dantesques, plans que l’on recommence cent fois sans jamais obtenir satisfaction. L’auteur nous plonge dans un monde où l’image est reine ; son phrasé suit les travellings et les zooms de la caméra et surtout le travail de la lumière avec la capture des ombres. On croise aussi des personnages célèbres, tels que Matisse et Robert Flaherty.

Bien que très documenté, le texte n’est pas un essai biographique mais relève du roman onirique. Le second enchantement du livre vient de la description de l’île, de ses paysages fabuleux, remplis de légendes, de sorts, de malédictions, d’esprits. Une évocation lyrique, poétique et puissante.

Le lecteur est pris dans le sortilège du verbe. Le narrateur est lui aussi fasciné par le récit du gardien. « Dès qu’il évoquait les forces de l’ombre, la puissance du mana, les sagesses ancestrales, il se redressait toujours un peu plus, sa peau semblait se raffermir et la nuit de son regard gagnait en intensité. » Dans la bataille entre ombre et lumière, la première gagne inexorablement du terrain : « L’ombre pour nous est la gardienne de l’être », explique Mehao, jeune amant tahitien de Murnau. « Après la mort, on exécute des rituels pour l’encourager à quitter le monde des vivants… Mais malgré cela elle refuse souvent d’abandonner le corps — et parfois, si les vivants ont fait quelque chose qui a déplu au défunt, elle peut devenir Tupapaoh et venir perturber les nuits de ses proches ». Dans ce monde tissé de légendes et de sagesse, le lecteur et le narrateur sont bercés par Murnau : « le cinéma a sa source au cœur des ténèbres et il a toujours eu à voir avec les ombres ».

Avec ce second roman, Nicolas Chemla nous montre une nouvelle fois que la littérature n’est jamais aussi fascinante que lorsqu’elle permet la rencontre avec des univers inconnus.

INTERVIEW par Anne Bassi

Le livre se confond avec un film. Le lecteur est absorbé par l’histoire, fasciné par les images et l’ambiance du tournage. De quelle manière votre passion pour le cinéma vous a-t-elle inspiré et pourquoi avez-vous choisi d’écrire un livre sur le tournage du film Tabou ? 

 C’est vrai que je suis très inspiré par le cinéma. D’abord, il me semble qu’on ne peut pas écrire comme si le cinéma n’était pas passé par là, comme si la prolifération incroyable d’histoires de par le monde (notamment via la guerre des plateformes) n’avait pas changé à la fois la manière de les raconter et les exigences des lecteurs. Du coup, je me pose toujours la question de la mise en scène de chaque paragraphe et chaque chapitre, ainsi que de la structure narrative globale. Sans dessiner de storyboard, je fais comme un jeu de constructions avec des briques de mots clés, d’idées, et j’essaie d’imaginer le mouvement de caméra et le montage qui rendront le mieux le mouvement de la pensée, comme pourrait dire Deleuze. De plus, comme je revendique une approche halluciniste de la littérature, qui implique de redonner aux mots tout leur pouvoir d’envoûtement, il faut se poser la question, comme un illusionniste, de la mise en scène qui crée le sortilège le plus efficace.

Pour ce qui est de Tabou lui-même, je n’ai découvert le film que récemment, mais en revanche j’adore Murnau depuis mes années lycée, où j’étais fasciné par les histoires fantastiques, le gothique et le romantisme noir, et l’expressionnisme allemand. Quand j’ai découvert l’histoire de la « malédiction » de Tabou, je me suis dit qu’il y avait là tous les ingrédients d’un bon roman comme je les aime — avec cet alignement de faits réels qui questionnent d’emblée la réalité et la raison, cet appel de l’ailleurs et du mystère, mais aussi le caractère « meta » — Murnau est un personnage profondément littéraire et romanesque, qui s’embarque à bord de son voilier avec seulement quelques livres des grands écrivains voyageurs qui l’ont inspiré depuis toujours, et il va se retrouver comme plongé lui-même à la fois dans un de leurs livres et un de ses films. Et puis, ce qui me plaît, c’est cette histoire en apparence si lointaine, dans l’espace et dans le temps, mais qui résonne si profondément avec notre époque.

L’histoire est un mélange de fiction et de réalité et se déroule à Tahiti. Le lecteur est passionné par le récit vivant du gardien de la hutte. Pourriez-vous raconter les éléments les plus marquants de votre rencontre avec l’île ?

Ce serait trop long, et j’en ai glissé quelques-uns dans le roman… j’ai rencontré quelques personnes incroyables (dans tous les sens du terme), qui m’ont aidé à mieux « ressentir » l’esprit du Fenua. Mais sans aucun doute, les deux moments clés ont été d’abord mon périple jusqu’à la cascade de la Fachoda, dont parlait Loti et où Murnau a tourné une des plus belles scènes de Tabou — je m’y suis retrouvé un peu par hasard, et c’était dingue d’imaginer Murnau et son équipe traverser la même jungle (ce n’est vraiment pas une randonnée « de plaisance ») avec tout l’équipement de l’époque ; et ensuite la fois où j’ai pu, grâce à un local qui m’hébergeait et alors que son accès est aujourd’hui restreint, accéder au fameux Motu Tapu, l’îlot interdit sur lequel Murnau a tourné en dépit des mises en garde. Un moment sublime, presque terrifiant. Mais ma rencontre « avec l’île », ce sont aussi les centaines de pages des plus grands écrivains, Melville, Stevenson, Loti, Conrad, auxquels le livre rend hommage.

Quels étaient les éléments de documentation dont vous disposiez et à quel moment avez-vous laissé libre court à votre imagination ?

 En vérité tout a déjà été écrit sur cette aventure, y compris par Murnau lui-même, qui a tenu un journal assez précis de son voyage et du tournage, puis par des cinéphiles passionnés et référents comme la grande Lotte Eisner. Mais très vite on se heurte au trouble entre réalité et légende — Murnau a tendance à embellir et dramatiser, son journal a en partie été réécrit par son frère, Lotte Eisner n’était pas sur place. Même George Simenon a écrit dès 1935 un article à sensation dans Paris Soir sur la « maison hantée » et la « malédiction » de Tabou. Mon travail a surtout consisté à tisser des liens entre tous ses textes et les grands romans des Mers du Sud et à essayer de plonger au plus profond de l’âme très secrète de Murnau — il était et il reste un personnage très énigmatique — en le replaçant dans son contexte et en essayant de « voir » et de « ressentir » la Polynésie à travers son regard. J’ai pris bien évidemment un certain nombre de libertés avec la réalité historique, sachant que cette zone trouble entre le rêve et la réalité est précisément le sujet du livre, un des principaux thèmes de l’œuvre de Murnau, et, à mon sens, le cœur même de la littérature. Il y a une phrase dans le livre, que l’on attribue à Gustave Moreau, qui est à mon sens essentielle: « l’exactitude n’est pas la vérité ». Ce qui comptait pour moi, c’était de raconter l’histoire de Murnau de la manière la plus Murnalienne possible — or toute son œuvre est traversée par la notion de hantise, la dilution des frontières de l’ego et de la conscience, le trouble des limites entre le réel et la fiction, la réalité factuelle et l’imaginaire. C’est ce qui donne à mon texte son caractère « romanesque » et fantastique.

Après, je me suis replongé dans certains textes étudiés lors de mon Master d’anthropologie, et d’autres que j’ai découverts plus récemment, que ce soit de vieux récits de voyage ou des livres ou documentaires plus récents, comme le « Te Fenua Enata, la terre des Hommes », de Patrick Chastel ou les films de la chaîne The Explorers. Et puis une grande partie de ce que j’écris m’a été transmis oralement par des habitants de l’île.

Vos descriptions sont assez impressionnantes en ce qu’elles semblent à la fois très précises et très oniriques, presque hallucinées. Notamment il y a quelque chose dans le rapport de l’ombre et de la lumière qui reste une fois la lecture terminée. De quoi vous êtes-vous inspiré ? Comment les avez-vous travaillées ?

 En fait, ce qui m’a frappé en (re)dévorant les grands textes des mers du Sud, c’est à quel point toutes les descriptions que l’on en fait (et l’on parle là des plus grands auteurs de l’histoire de la littérature) se ressemblent — c’est un peu comme si c’était le Fenua (c’est ainsi que l’on appelle la « terre » elle-même, le terroir, des îles), comme si c’était le Fenua lui-même qui dictait les phrases magnifiques de ces livres. J’ai essayé, à mon humble échelle, de faire pareil — de me laisser dicter les mots par l’esprit de la terre, et d’être de fait le plus précis possible, en essayant d’éliminer le superflu — mais cette précision implique le trouble, car le propre de cette nature insulaire, c’est d’être habitée, « hantée » par autre chose — on ressent le mana partout, on ressent l’esprit des ancêtres partout, et cela passe par l’ombre et la lumière — plus la lumière est intense, plus les ombres sont profondes. Du coup, plus on s’approche du réel, plus il se dissout. C’est ce qui explique peut-être le caractère « halluciné » dont vous parlez.

Nicolas Chemla © Mona P

Biographie

Nicolas Chemla est auteur de deux essais et d’un roman, Monsieur Amérique, paru en 2019 aux éditions Séguier.

L’auteur sera en dédicace le 15 septembre à 19h chez notre partenaire, la librairie ICI, 25 boulevard Poissonnière 75002 Paris

Et c’est également chez eux que nous vous recommandons d’acheter le livre de Nicolas Chemla

Anne Bassi
chroniqueuse littéraire et fondatrice de Sachinka

Présidente de Sachinka, chroniqueuse littéraire

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