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17H32 - samedi 29 octobre 2022

« Sur les traces de Vichy dans la France d’aujourd’hui ». Les Presque Sœurs, de Cloé Korman, en lice pour le Goncourt, lu par Emmanuelle de Boysson

 

Crédit : Le Seuil

Issue d’une famille juive marquée par l’exil, originaire d’Alsace, du côté de sa mère, de Pologne, du côté de son père, Cloé Korman a étudié la littérature anglo-saxonne et l’histoire de l’art, puis travaillé au ministère de la Culture, avant de se consacrer à l’écriture. En 2008, elle part vivre aux Etats-Unis et en revient avec Les Hommes-couleur, l’histoire d’un exode dans le désert mexicain qui a obtenu le prix du Livre Inter. Après Les Saisons de Louveplaine, son troisième roman, Midi (Seuil, 2018), porte sur « la vulnérabilité de l’enfance, les compromis coupables des adultes et la puissance aveuglante du désir ». Professeure au collège Jean-Pierre Timbaud à Bobigny, Cloé Korman a été nommée conseillère des discours et argumentaires au cabinet du ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse, Pap Ndiaye, le 13 juin 2022. Dans un essai publié en 2020, Tu ressembles à une juive, elle dénonce le racisme et l’antisémitisme qui perdurent en France.

Avec Les Presque Sœurs, en deuxième sélection du Prix Goncourt 2022, elle revient sur les racines de ces maux, mais aussi sur l’enfance, thème qui lui est cher. Sur la couverture est écrit « roman », car l’auteure s’autorise des libertés, mais il s’agit avant tout d’une enquête sur trois cousines de son père, Mireille, Jacqueline et Henriette Korman, déportées à Auschwitz fin 1943, ainsi que leurs petites compagnes, les sœurs Kaminsky.

Cette enquête, Cloé Korman a pu la mener grâce à sa sœur Esther qui a réussi à rassembler « les rares choses que notre famille possédait » : des photographies, des lettres, des actes de naissance, et les registres d’incarcérations successives. Dès le début, on sent la complicité qui unit Cloé et Esther, mais aussi l’importance du rôle de jeune mère de l’auteure dans ce travail de recherche sur des petites filles disparues. Au long du texte, elle tisse des fils entre ses ancêtres et les vivants, ce qui rend l’histoire d’autant plus touchante. Comme dans toutes les familles, lorsqu’elle regarde des photos, elle y cherche des airs de ressemblance. Le jour où la petite Mireille se rend avec son père à la gare de Pithiviers pour que celui-ci y répare l’horloge, avant d’être arrêté, Cloé Korman écrit : « Cette enfant d’à peine dix ans, dans sa robe chasuble étoilée et qui porte la caisse à outils a les mêmes yeux que son père, avec une paupière du haut grande et rêveuse et celle du bas un peu bombée, petit croissant de lune qui amène chaque instant du rire dans le regard. Je connais ces yeux : mon père a les mêmes, et moi, et mes enfants, nous avons tous des yeux semblables à ceux qui se lèvent sur le chef de gare. » Après la déportation de leurs parents, les fillettes vivent à Montargis, sous la protection d’Anne-Laure Mourgue, une « brave femme » qui prend soin d’elles, en plus de son métier de commerçante. Le 9 octobre 1942, « jour de rafle », des militaires allemands viennent chercher les petits dont les noms sont répertoriés. Mme Mourgue réussit à sauver le bébé, mais les autres petites filles (de 3, 5 et 10 ans) sont conduites au camp de Beaune-la-Rolande. Avec une exigence de vérité remarquable, Cloé Korman nous fait revivre les calculs sordides de la France de Vichy, responsable du sort réservé aux enfants juifs. Elle retrouve les foyers parisiens gérés par l’Union Générale des Israélites de France, cette « structure crée dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrôle ». Mais aussi, pour que les enfants, dont les parents sont partis dans des camps, soient pris en charge, contrôlés, listés, puis assassinés à leur tour.

Dotée d’une documentation abondante, Cloé Korman ne cache pas sa rage contre le gouvernement de Vichy : « Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne, ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants. »

En contrepoint de ces atrocités, elle recréé les liens pleins de douceur et de tendresse qui unissent les fillettes prisonnières, leur redonne la parole, évoque leurs jeux, les contes qui font oublier les barbelés et le rôle protecteur des plus âgées dont Andrée, l’aînée des Kaminsky, qu’elle réussit à rencontrer. Restées sept mois à Beaune-la-Rolande, avant d’être séparés, les enfants font preuve d’un courage et d’une solidarité exemplaire. Par sa plume élégante, juste et précise, sans pathos, l’auteure ressuscite ces trois cousines qu’elle aurait dû connaître, si elles n’avaient pas été déportées. Elles survivent, à leur manière, par leurs descendants.

A travers ce récit puissant et bouleversant sur les traces de Vichy dans la France d’aujourd’hui, l’auteure rend aussi hommage aux Justes, ceux qui ont permis des évasions, ceux qui ont su résister à la barbarie. Un des grands livres de la rentrée.  

 

Emmanuelle de Boysson

Auteure de « June » (Calmann Lévy), co-fondatrice du Prix la Closerie des Lilas

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Presque Sœurs, de Cloé Korman, Seuil, 256 p., 19 €

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