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09H40 - mercredi 7 août 2019

Afrique du Sud : aux portes des orphelinats où échouent les bébés abandonnés

 

Quand l’alarme stridente retentit dans l’orphelinat Door of Hope, à Johannesburg, tous les regards se tournent vers un écran de vidéosurveillance. A l’image, l’intérieur d’une « boîte à bébé », un cube de métal incrusté dans le mur du jardin pour recueillir des enfants abandonnés.

Aujourd’hui, c’est une fausse alerte. Mais la veille au soir, quand l’alarme a sonné, un nourrisson se trouvait dans la boîte. « Un petit garçon de cinq mois, un bébé en bonne santé », raconte Francinah Phago, gérante de ce foyer pour enfants tenu par l’association Door of Hope. En 15 ans, l’ancienne institutrice de maternelle a vu des dizaines d’enfants déposés dans cette boîte installée en 1999.

Environ 3.000 enfants sont abandonnés chaque année en Afrique du Sud, selon la Coalition nationale de l’adoption. Un chiffre qui ne reflète qu’une partie d’un problème qui fait régulièrement la une des journaux: souvent abandonnés dans leurs premières semaines de vie, parfois dans des conditions dangereuses, beaucoup d’enfants meurent avant même d’être retrouvés. Selon des spécialistes, le nombre total d’abandons pourrait s’élever à 10.000 par an.

Francinah Phago, gérante de l’orphelinat Door of Hope, devant la « boîte à bébé », le 27 juin 2019 à Johannesburg, en Afrique du Sud – AFP / Michele Spatari

 

« Baby F » est le 216e bébé à rejoindre Door of Hope à travers ce « trou dans le mur ». Il a de la chance, assure Francinah, profitant d’un rare moment de silence, pendant que les dix-sept bambins de la maison font la sieste: « De nombreux enfants sont abandonnés dans les rues, sur le bord de la route, dans des parcs ou dans des toilettes ». Comme ce nourrisson déposé quelques jours plus tôt par la police, après avoir été ramassé dans la rue par un passant.

 

L’adoption taboue

« Les mères qui abandonnent leur bébé ont souvent été elles-mêmes abandonnées: par le père de l’enfant, leurs familles, leur communauté et l’ensemble de la société », souligne Dee Blackie, fondatrice de la Coalition nationale de l’adoption.

Après avoir vu dans un journal une photo d’un nouveau-né laissé pour mort dans une décharge du township de Soweto, cette mère de famille a décidé d’y consacrer sa carrière en 2015.

« Nous ne protégeons pas les jeunes femmes dans ce pays », estime-t-elle. D’après ses recherches, près de la moitié des grossesses qui mènent à un abandon sont issues d’un viol. Beaucoup des mères sont mineures ou immigrées, et ne prennent conscience de leur état qu’après le délai légal pour un avortement, fixé à 20 semaines en Afrique du Sud.

Dans ce pays où près de la moitié de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, « elles sont dans une situation désespérée et prennent des mesures désespérées ».

A Door of Hope, des mères abandonnent parfois leurs enfants directement entre les mains des employées. « La plupart du temps, elles pleurent », se souvient Francinah. « Elles aiment leur enfant et ne veulent pas le laisser, mais la situation les y oblige ».

L’adoption, « c’est un tabou dans notre communauté noire », explique Thuli Mahlangu en se tordant les mains. Il y a quatre ans, quand sa fille unique lui annonce qu’elle est enceinte, cette mère célibataire, qui enchaîne les contrats à durée limitée, est dévastée: « ce serait injuste d’élever un enfant dans notre situation. On ne vit pas, on survit ».

Après de longues semaines, Thuli et sa fille prennent la décision de faire adopter le bébé – sans en parler à la plupart de leurs proches. « Ils considèrent que l’adoption, c’est comme si tu jetais ton bébé », balbutie-t-elle, en larmes.

Dee Blackie, fondatrice de la Coalition nationale de l’adoption, le 26 juin 2019 à Johannesburg, en Afrique du Sud – AFP / Michele Spatari

 

Génération d’orphelins

Mais les deux femmes ont persévéré: « tu abandonnes tes croyances, tes traditions et tu fais ce qui te semble juste ». Depuis plusieurs années, les agences d’adoption et les associations de défense des droits des enfants s’inquiètent d’une chute du nombre d’adoptions dans le pays: 1.186 enfants ont été adoptés en 2018, quatre fois moins qu’en 2010.

Selon elles, ces chiffres vont encore baisser : un amendement à la Loi de l’enfant proposé en octobre 2018 vise à supprimer les frais d’adoption, ce qui pourrait pousser les agences privées à mettre la clef sous la porte.

Le gouvernement défend la mesure: « l’adoption ne devrait pas entraîner de frais. C’est une mesure de protection de l’enfant, pas un business », juge Lumka Oliphant, directrice de la communication du ministère du Développement social. Mais plus un enfant passe de temps en foyer, sans référent fixe, plus les risques de développer des problèmes de santé mentale, d’apprentissage et d’attachement émotionnel sont grands, souligne Nicki Dawson, psychologue au centre de santé pédiatrique Ububele. « Je ne pense pas qu’on ait bien pris en compte les implications pour la société de ces générations d’enfants grandissant dans des orphelinats », approuve Dee Blackie.

Thuli et sa fille, elles, ont eu de la chance : six mois après l’accouchement, l’agence a trouvé une famille adoptive pour leur bébé. « On a eu la possibilité de rencontrer les parents », se souvient Thuli, qui les décrit comme « les plus belles âmes au monde ».

Alors que des milliers d’enfants attendent leur tour dans des orphelinats à travers le pays, la petite fille grandit dans une nouvelle famille. Avec un dernier cadeau de sa famille biologique: à sa naissance, elles l’ont appelée Siyamthanda – en Zulu, « Nous t’aimons ».

 

Julie BOURDIN