Edito
08H00 - vendredi 12 juillet 2019

Michel Houellebecq, non, l’Etat français et la médiatisation n’ont pas tué Vincent Lambert. L’édito de Michel Taube

 

Dans Le Monde du 11 juillet 2019, l’auteur de « Sérotonine » vante les joies de la morphine (et de l’hypnose) et revient sur les enseignements de « l’affaire » Vincent Lambert. Dans son style cru, direct, très journalistique pour le plus grand romancier français, Michel Houellebecq accuse l’Etat français et la médiatisation d’avoir tué Vincent Lambert. Réponse de Michel Taube.

 

Monsieur Michel Houellebecq,

Dans une tribune du Monde, vous accusez Agnès Buzyn d’avoir, avec d’autres, instrumentalisé le « symbole » qu’est devenu Vincent Lambert pour tenter d’imposer à nos consciences une déshumanisation un peu plus poussée de nos corps et de notre santé.

Génial Michel : la tragédie Lambert vous aura révélé libéral ! Génial, le plus grand écrivain français, (vous entendez, Français !) est libéral ! En effet, dans votre tribune, vous regrettez que l’Etat ne soit pas resté neutre dans le conflit qui a déchiré la famille Lambert. C’est exactement la définition la plus pointue du libéralisme : « l’Etat est neutre ». Et en tant que libéral intégral, je suis content de me réveiller ce matin Houellebecquien ! Allons boire un café sur la dalle des Olympiades (Paris XIIIème), Michel, ce haut lieu de l’Etat neutre, nous la connaissons bien tous les deux. Un symbole de l’humanité libérale d’ici et de maintenant.

Michel Houellebecq, vous défendez la vie coûte que coûte, et je suis sur cette ligne. C’est pourquoi selon vous rien ne justifiait l’arrêt des soins de l’ex-infirmier. La vie avant tout, toujours, la vie ridée, la vie « légume », la vie en chaise roulante, la vie au bout d’un fil (d’alimentation). La vie, quoi ! La vie si je le veux et je l’entends ainsi. A chacun sa dignité, bordel ! Et l’Etat n’a rien à y redire ! Encore une fois je suis Houellebecquien ! D’autant que la science et la médecine ont inventé la morphine pour atténuer la souffrance quand la vie nous broie. Car tout de même, « Dyonisos vaut mieux que le Crucifié » !

Mais vous et moi pouvons l’écrire, pouvons le dire ! Vincent n’en a pas eu le temps. La vie ne le lui en a pas laissé le temps. Et la famille de Vincent s’est déchirée sur ce que leur proche aurait souhaité exprimer si la vie lui avait laissé le temps !

Michel, vous dénoncez le recours à l’argument de la dignité du mourant employé pour justifier l’arrêt des soins. Je suis d’accord : le « respect que mérite quelqu’un », chacun l’entend à sa manière. Oui, « la dignité (le respect qu’on vous doit) […] ne peut en aucun cas l’être [altérée] par une dégradation, aussi catastrophique soit-elle, de son état de santé. »

Michel Houellebecq, vous ne l’écrivez pas mais le message s’y lit entre les lignes : votre tribune alimente cette idée qui circule parmi les complotistes de tous poils (je ne parle pas de vous) que l’Etat (nos ministres de la santé en tête ne seraient que des ministres des économies de santé) s’emploierait à encourager toutes solutions discrètes, invisibles (à la maison de préférence qu’à l’hôpital, – il y a moins de témoins) pour accélérer la mortalité des handicapés, des vieux, des mourants. Pourquoi ? Pour faire des économies, voyons ! Votre libelle nourrit, à votre corps défendant peut-être, cette petite musique. D’ailleurs, la pénurie de médicaments serait organisée dans le même but. L’handicapé Lambert ne serait plus digne de vivre… Bon débarras ! Bref, un malthusianisme eugéniste et scientiste serait de retour et serait en train de s’imposer à nous.

Petit scandale épistolaire entre parenthèses dont vous avez le secret : Vincent Lambert « vivait dans un état mental particulier, dont le plus honnête serait de dire qu’on ne connaît à peu près rien. Il n’était pas en état de communiquer avec son entourage, ou très peu (ce qui n’a rien de franchement original ; cela se produit, pour chacun d’entre nous, à peu près toutes les nuits). » Allons, Michel, nous ne sommes pas des Vincent Lambert chaque nuit. Heureusement, j’ai quand même bien dormi cette nuit.

 

Pourquoi cette aversion des acteurs de la santé ?

Michel, vous considérez que nul ne peut dire si l’état de Vincent Lambert serait resté irréversible, argument clé pour le maintenir en vie ad vitam æternam ? C’est là que je subodore l’intention clé de votre texte, – on a toujours une raison subjective, souvent corporelle d’ailleurs, de déclencher l’écriture d’un texte : votre aversion du monde de la santé. C’est là, Michel, que je ne vous suis peut-être plus.

Vous accusez les médecins de refuser la morphine à certains. Vous n’aimez pas les médecins, Michel !

Il suffit de connaître la réalité des services de gériatrie pour savoir que l’acharnement thérapeutique est loin d’y être la règle. Toute personne qui a vu l’un de ses parents y finir ses jours ne peut qu’avoir ce sentiment.

Même si les médecins sont souvent des mandarins au melon mal placé, les acteurs de santé sont les meilleurs avocats de la vie. Ils gagnent de plus en plus leurs procès contre les maladies et les maux de nos vies. Merci la médecine, les médecins, infirmiers et autres scientifiques !

Certes, Vincent Lambert n’était pas en fin de vie. Ou plutôt, il l’était depuis qu’il ne pouvait lui-même survivre sans être alimenté artificiellement. Qu’est la vie humaine ? Michel, vous qui avouez avoir vous-même souhaité la mort jusqu’à ce que sœur morphine vienne vous soulager, imaginez-vous vraiment la vie avec une conscience de limace ou de crustacé ? Aucune drogue ne pouvait sortir Vincent Lambert de sa léthargie.

Mais après tout, est-on certain que sa conscience était si gravement affectée ? Il faut l’espérer, car le contraire eut été encore pire : être prisonnier de son corps sans aucune possibilité de s’en libérer, les clés de la geôle étant obstinément conservées par ses parents, au nom d’un Dieu (imaginaire ?) qui le leur aurait ordonné.

Si les philosophes, les juristes ou les politiques ont voix au chapitre, le premier mot, et non le dernier, revient au médecin, au scientifique. En l’espèce, plusieurs expertises avaient conclu que Vincent Lambert était dans un état végétatif irréversible. Libre à vous, Michel, de ne pas être d’accord. Mais ni vous ni moi ne sommes médecins. C’est votre avis, notre avis contre leur expertise.

Le dernier mot doit, autant que faire se peut, revenir à l’intéressé (c’est ce que Vincent Lambert n’a pu exprimer), ce qui renvoie au droit de mourir dignement, donc à celui de mettre fin à ses jours, de se suicider si tel est notre conception de la dignité. 

Non, Michel, Agnès Buzyn avait raison d’encourager les Français à faire connaître leurs directives anticipées. Pourquoi s’en plaindre ? La tragédie a eu lieu pendant onze ans car Vincent Lambert n’avait pas été en situation d’exprimer sa volonté, et qu’il ne l’avait pas fait par anticipation.

Le droit au suicide est une question légitime. En France, vingt-cinq personnes font ce choix chaque jour, parfois dans des conditions sordides. On peut comprendre qu’on ne puisse solliciter l’aide des soignants pour exercer ce droit, sauf en cas de pathologie mortelle et irréversible. La vieillesse est-elle un mal irréversible. C’est un naufrage pour certains ? Mais qui a envie d’être naufragé ? Chacun a son âge pour considérer qu’il est en bout de course, et ce choix doit être respecté. Il en va de même en cas de maladie incurable. 90 % des Français sont de cet avis, et il serait grand temps qu’ils soient entendus par les politiques et les intellos qui se croient autorisés de leur imposer leur point de vue.

Le cas Lambert ne relève pas du suicide, mais de l’euthanasie, contrairement à ce qu’on entend régulièrement. En l’espèce, il s’agit d’une euthanasie dite passive, consistant à provoquer la mort par absence de soins. Certes, on peut discuter de l’application de cette définition à Vincent Lambert, car c’est l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation qui a causé sa mort, mais on ne saurait circonscrire les soins à la seule médication. Au contraire, l’alimenter artificiellement, alors que par ailleurs, il était plus inconscient que « dans un état mental particulier » (ce sont vos mots, je le rappelle) durant des années procédait de l’acharnement thérapeutique. Ce à quoi d’autres rétorqueraient que le défaut de soins est d’abord un défaut d’assistance à personne en péril, voire un meurtre, comme l’ont estimé de façon totalement exagérée les parents de Vincent Lambert en déposant plainte contre les médecins.

Ne vous en déplaise, Michel, une large majorité des Français sont pour l’euthanasie, ce qui devrait obliger le législateur de réviser la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti. Ce ne sont pas 80 % de cons, de salopards, d’assassins, d’inconscients. Mais ils ne voudraient pas finir comme Vincent Lambert, condamnés à une vie, au mieux d’inconscience, au pire de souffrance. Cela conduit à redéfinir la chaîne de décisions en cas d’incapacité de l’intéressé. Nous entrons là sur un terrain complexe, aux confins du droit et de l’éthique. On peut imaginer que l’on puisse désigner à l’avance celui qui prendrait la décision, comme on peut déjà aujourd’hui désigner à l’avance son tuteur dans le cadre mandat de protection futur, une démarche qui relève du droit de majeurs protégés. A défaut, le dernier mot pourrait revenir au conjoint non divorcé ni séparé, puis au partenaire (PACS), au concubin notoire, aux enfants ou aux parents. Enfin, le médecin ne serait jamais officiellement décisionnaire, puisque cette hypothèse suscite une forte controverse. En tant qu’expert, il donnerait son avis, qui serait in fine entériné ou rejeté par le garant des libertés individuelles : le juge, ici sans doute le juge des tutelles. En pratique, le juge entérine le plus souvent les conclusions de l’expert, ce qui remet alors de fait le médecin au centre du processus de décision.

Mais tout cela n’est que droit, qu’Etat, qu’organisation de la société… Terrain glissant pour un libéral !

Puisse l’affaire Vincent Lambert infléchir la position du législateur afin que la question de la fin de vie reçoive une réponse adaptée incluant le droit au suicide assisté et l’euthanasie, – pour celles et ceux qui le veulent bien et en ont exprimé la volonté si telle est leur conception de la dignité -, dans des hypothèses clairement définies. Ne serait-ce pas un bon sujet de référendum d’initiative citoyenne ou parlementaire ?

Une chose est sûre, Michel, Houllebecq n’aurait pas été Houellebecq si vous aviez été médecin.

 

Michel Taube

 

Directeur de la publication