Afriques demain
17H39 - jeudi 11 avril 2019

Marc et Julien Bensimhon : « En condamnant lourdement le Bénin et son président Patrice Talon, la Cour africaine des droits de l’homme rétablit l’honneur de Sébastien Ajavon et de tous les Africains »

 

Sébastien Ajavon a gagné son procès contre l’Etat du Bénin et son président de la République, Patrice Talon. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADPH) a très lourdement condamné ces derniers, a annulé la décision à vingt ans d’emprisonnement pour prétendu trafic international de cocaïne  et les enjoint à rétablir Sébastien Ajavon dans la plénitude de ses droits. Opinion Internationale publie l’intégralité de l’arrêt de la Cour, son résumé officiel et un entretien exclusif avec Marc et Julien Bensimhon, deux des avocats de l’homme d’affaire et opposant politique, aujourd’hui en exil en France, Sébastien Ajavon.

Opinion Internationale : Messieurs, quelle impression vous a fait la décision de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADPH) ?

Marc Bensimhon (MB) : La première impression a été une véritable joie doublée d’un soulagement. J’ai eu le sentiment que le droit était enfin exprimé par une juridiction africaine, et que justice était rendue à notre client Sébastien Ajavon.

La seconde impression qui me vient après lecture de l’arrêt est celle d’une immense fermeté de la cour vis-à-vis d’un État africain. Pour bien connaître la jurisprudence de la CADHP, je peux dire que c’est la première fois que la cour déclare coupable un Etat et le condamne factuellement, allant même jusqu’à stigmatiser son président actuel Patrice Talon pour avoir porté atteinte à l’honneur et à la dignité de Sébastien Ajavon. 

 

À deux reprises, la cour affirme que dans le litige opposant Monsieur Sébastien Ajavon à l’État du Bénin, « les parties n’étaient pas à armes égales ». Qu’entendait la Cour exactement ?

MB : Le procès n’était pas à armes égales, car on n’est jamais à égalité avec un État, un président de la République, un gouvernement qui veut tuer physiquement, moralement, politiquement et humainement une personne physique. La disproportion tient dans le fait que la personne physique n’a pas à sa disposition les moyens régaliens de l’État pour pouvoir lutter. L’Etat, c’est la justice, la police, l’administration fiscale, les douanes. Lorsque l’arbitraire s’empare de ces organes, c’est une machine à broyer qui se déclenche. Celui qui est attaqué par un État se retrouve de facto dans une position d’infériorité, et il doit se défendre avec des moyens bien plus modestes.

Or toutes ces institutions, ces administrations ont été mises en œuvre par les autorités du Bénin pour empêcher Sébastien Ajavon d’être en sécurité, d’accéder aux élections et d’incarner une position démocratique. Au départ, la police, la justice et les douanes ont accusé notre client d’être un trafiquant de drogue. Ensuite, l’autorité administrative de contrôle des télécoms a été instrumentalisée à son endroit : sa chaîne de télévision et sa chaîne de radio ont été fermées. L’acharnement s’est poursuivi sous la férule de l’administration fiscale, qui lui infligea un redressement de 250 millions d’euros.

C’est pourquoi nous avons démontré devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples que notre client a construit sa vie en créant ses entreprises, qu’il n’était pas un héritier, qu’il s’est toujours battu seul, mais qu’aujourd’hui, face à la toute-puissance d’un État, il n’en avait plus la possibilité.

Seule la juridiction suprême des droits de l’homme en Afrique était en mesure de protéger notre client. Nous avons été écoutés, car la CADHP lui a accordé sa protection afin que désormais, il ne soit plus seul face à l’arbitraire d’un Etat. C’est une victoire énorme, un immense soulagement et un plaisir sincère de voir cette juridiction dire « nous sommes là pour vous protéger ». Je pense que tous les Africains doivent en être heureux.

Julien Bensimhon (JB) :Le principe d’égalité des armes s’exprime dans le procès pénal par le simple fait que le dossier à charge est transmis d’office, selon le principe d’égalité, aux avocats de la défense. Pour assurer la défense de notre client, il est en effet indispensable que d’une part, nous sachions exactement pourquoi il est renvoyé devant une juridiction pénale, et d’autre part, que nous puissions apporter nos arguments et communiquer nos pièces à la juridiction. Enfin, il est essentiel que les avocats de la défense puissent s’exprimer à l’issue des réquisitions du procureur. Toutes ces règles de base ont été enfreintes par les autorités du Bénin, notamment dans son second volet ayant abouti à la décision du 18 octobre 2018, par cette juridiction montée pour la circonstance, la CRIET (Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme). Or la CADHP condamne fermement l’ensemble de ces manquements.

 

Outre le respect du contradictoire et le respect des droits fondamentaux de la défense, quels sont les arguments de fond les plus importants voire les plus emblématiques que vous avez invoqués ?

MB : Sur douze dénonciations de violation des droits de notre client, la cour en a retenu onze. Ce fait est sans précédent ! Par ailleurs, c’est la première fois que la Cour africaine des droits de l’homme emploie le verbe « ordonner » dans sa décision. Et ce qu’elle ordonne est également une première, puisqu’elle ordonne l’annulation d’une décision de justice.

Le combat fut difficile, notamment parce que les avocats de l’État du Bénin ont soutenu que toutes voies de recours internes n’avaient pas été épuisées. Cet argument de purge des recours interne est le grand crédo de celui qui fait obstacle à la compétence d’une juridiction supranationale, car en droit, cette purge est effectivement une condition de sa saisine.

Dans tous les volets de cette affaire, comme la fausse accusation de trafic de cocaïne, la prétendue fraude fiscale ou la fermeture arbitraire de ses chaînes de télévision, la procédure est toujours en cours. Les avocats du Bénin avaient ainsi beau jeu de souligner que les recours internes n’étaient pas clos avec pour conséquence de rendre la CADHP incompétente.

Mais nous avons fait valoir que toutes ces procédures étaient périphériques, car la procédure essentielle pour apprécier si les recours internes avaient été ou non purgés, est celle sanctionnée par la décision de relaxe du 4 novembre 2016 concernant un prétendu trafic international de cocaïne. Nous avons souligné que le procureur de la République n’en avait interjeté appel que hors délai, et que l’appel formulé ultérieurement par le Procureur général n’était qu’un simulacre, d’ailleurs entaché d’incroyables erreurs, puisque porté devant la mauvaise juridiction. Ainsi, en droit, cette décision du 4 novembre n’avait pas été contestée par l’État du Bénin, la rendant définitive et exécutoire.

JB : La CADHP considère que l’épuisement des voies de recours interne n’a de sens que si ces recours ont une chance d’être effectifs et loyaux entre les parties. Ce n’est évidemment pas le cas au Bénin et la Cour le dit avec force.

Entre 2016, date de la relaxe de notre client et l’élection du président Talon, et 2018, date de la nouvelle condamnation de Sébastien Ajavon, la justice au Bénin a fait l’objet d’une véritable reprise en main politique : le nouveau président du Conseil constitutionnel est l’avocat personnel du président de la République actuel, le Conseil supérieur de la magistrature a vu sa procédure modifiée avec pour effet que seuls des membres du gouvernement ou nommés par l’exécutif peuvent sanctionner des magistrats. Au moment où notre client a été condamné, la justice n’était plus indépendante. C’est ce qu’il nous a fallu démontrer.

 

Peut-on considérer que cette décision fonde un état de droit ?

MB : Oui et en même temps, elle révèle que le Bénin ne mérite plus cette appellation. Il est significatif que cet arrêt de 80 pages se lit facilement. Sa rédaction est extrêmement pédagogique, ce qui n’est pas le fruit du hasard. D’ordinaire, un arrêt de cour de cassation est rédigé dans un style assez abscons, alors qu’ici, tout le monde peut l’apprécier à sa juste valeur. On a le sentiment que les juges ont voulu en faire une sorte de bible pour l’avenir, pour tout citoyen africain.

 

Cet arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme va-t-il changer la vie de Sabastien Ajavon ?

Derrière la joie d’obtenir cette décision se pose la question de ce que nous allons en faire. D’abord, nous allons formellement la signifier à l’Etat du Bénin, en la personne du président Patrice Talon, mais aussi au ministre de la Justice, au procureur général, à la CRIET, – une cour que la CADHP a déclarée illégale, au président de la Cour suprême et au président du Conseil constitutionnel, aux ambassades du Bénin en France et à l’UNESCO. En outre, nous avons fait le choix de la communiquer à toutes les ambassades se trouvant au Bénin.

La conséquence devrait en être que Sébastien Ajavon pourrait retourner au Bénin, puisque le pouvoir exécutif et l’institution judiciaire ne peuvent ignorer qu’il est définitivement relaxé de toutes les accusations portées contre sa personne. Mais nous le lui déconseillons.

Du reste, Sébastien Ajavon est parfaitement conscient que sa situation n’est pas sécurisée et qu’il est préférable qu’il attende au moins un engagement officiel du pouvoir en place d’annuler les précédentes décisions de justice. Mais on peut légitimement se demander s’il ne risque pas pour sa liberté, à un moment si crucial de la vie politique béninoise, à quelques semaines d’élections législatives. Aucun parti d’opposition n’a même été autorisé à se présenter aux législatives du 28 avril.

Dans un tel climat, où la vie politique est totalement muselée, Sébastien Ajavon ne retournera pas au Bénin pour le moment. C’est un euphémisme de prétendre que sa sécurité ne serait pas assurée. Il est évident que la décision de la CADHP, qui est un affront pour le pouvoir béninois, pourrait lui valoir de terribles représailles.

 

JB : Ce que cette décision change aussi dans la vie de notre client, c’est qu’elle vaut reconnaissance officielle de ce qu’il n’est pas un trafiquant de drogue. Elle lui rend son honneur, sa réputation vis-à-vis de sa famille, de ses employés, des banques françaises, des assureurs, mais aussi de tous les citoyens du Bénin. Sébastien Ajavon est réintroduit dans la plénitude de ses droits.

 

Ne faut-il pas relativiser la portée de cet arrêt, car les décisions la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ne sont pas contraignantes comme c’est le cas par exemple avec la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg ?

MB : Il est vrai que la CADHP n’a pas les moyens coercitifs de faire exécuter ses sentences. Elle ne dispose pas d’une armée, de forces de police, d’huissiers de justice pouvant saisir les actifs de l’Etat du Bénin. Mais la cour rend une sentence rappelant que le Bénin est adhérant à la Charte africaine des droits de l’homme et à son protocole, et qu’il s’est ainsi engagé, conformément à l’article 30 de ladite charte, à appliquer immédiatement les décisions de la CADHP.

JB : La Cour est très conscience des difficultés d’application de ses sentences, raison pour laquelle elle a donné au Bénin un délai de six mois pour s’exécuter. On ne peut évidemment faire abstraction de la dimension politique du litige ni préjuger de la réaction des Béninois lorsqu’ils prendront connaissance de la décision de la CADHP.

 

Dans vos conclusions, vous évoquiez à un moment la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, celle de 1789, mais la cour ne vous a pas suivi sur ce point. Cela signifie-t-il qu’elle n’est pas universelle ?

MB : C’est exactement cela ! Mais nous l’avions évoquée parmi tous les textes fondateurs des droits de l’homme. La Cour n’a retenu que la Déclaration des Nations unies de 1948, qui n’est pas seulement universelle, mais internationale, contrairement à celle de 1789.

 

La décision de la cour africaine des droits de l’homme permet-elle la levée du mandat d’arrêt international menaçant la liberté de Monsieur Sébastien Ajavon ?

MB : Le mandat d’arrêt international, si important soit-il, n’est qu’un accessoire de la décision rendue par la CRIET, qui l’a condamné à vingt ans d’emprisonnement. L’annulation de la décision de la CRIET entraîne la déchéance du mandat d’arrêt international. Cela étant, l’application de ce mandat implique l’intervention d’un tiers, en l’espèce l’ambassade de France et l’Etat français. Prenons l’hypothèse où l’État du Bénin ne tiendrait pas compte de la décision de la cour et continuerait à réclamer l’extradition de notre client. Nous serions en mesure de dénoncer une pareille requête et de couper court à toute initiative d’extradition. Mais il s’agit effectivement d’une pure hypothèse, car politiquement, le gouvernement du Bénin ne souhaite pas le retour de Sébastien Ajavon sur son sol. Il préfère qu’il soit à l’écart, c’est-à-dire à l’étranger, et qu’il ne puisse plus être un opposant politique. S’il était emprisonné au Bénin, un soulèvement spontané de la population ne pourrait être écarté.

 

Pensez-vous que la décision de la CADHP peut avoir un effet sur sa demande d’asile politique en France ?

MB : D’une part, la décision qui a été rendue acte officiellement de toutes les persécutions dont Sabastien Ajavon a été l’objet. D’autre part, elle constate que l’État du Bénin n’est plus un Etat de droit. En conséquence, sa demande d’asile politique n’est est que plus légitime. Le Bénin a créé des juridictions d’exception pour abattre un opposant dont il a violé l’intégralité des droits.

JB : Il nous faut à présent convaincre que l’annulation par la CADHP de ses condamnations au Bénin ne sera pas respectée par le Bénin, ce dont il résulte que l’obtention de l’asile politique est d’autant plus indispensable à notre client.

 

La Cour condamne, en le désignant nommément, Patrice Talon, le président du Bénin. Mais il jouit d’une très bonne image en Afrique, hors du Bénin, l’image d’un homme moderne et dynamique à qui tout réussi, en politique comme en affaires. Que pouvez-vous dire de Patrice Talon en tant qu’homme de droit ?

MB : Je dirais aux Africains qu’ils doivent avoir conscience que nonobstant ses qualités d’homme d’affaires, Patrice Talon a fait preuve d’une absence totale de moralité en tant qu’homme politique. Dans son intérêt personnel, il s’est évertué à détruire l’Etat de droit béninois au point d’être mis au banc de la scène internationale par la Cour africaine des droits de l’homme.

JB : La cour est allée plus loin encore, en déclarant le président béninois responsable à titre personnel du préjudice subi par notre client, ce qui ouvre droit à une nouvelle action en dommages et intérêts contre l’État du Bénin et contre Patrice Talon.

 

Pourquoi n’avez-vous pas saisi le Comité des droits de l’homme Nations Unies ?

MB : Nous avons estimé que la décision de la Cour africaine des droits de l’homme était un préalable à la saisine du Comité des droits de l’homme des Nations Unies.

JB : Sébastien Ajavon a préféré que ce litige soit avant tout africain. Sa priorité était que le continent africain puisse prendre son destin en main sur le plan des droits de l’homme, et non que la communauté internationale vienne faire la morale au peuple africain.

  

Propos recueillis par Michel Taube 

Avec Raymond Taube, rédacteur en chef d’Opinion Internationale et directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique

 

Directeur de la publication
Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique