Droits pratiques
07H15 - mardi 27 novembre 2018

Des ouvriers agricoles qui valaient 1 milliard ! 1242 ouvriers de la banane font appel à la place de Paris et au Bâtonnier Pierre-Olivier Sur dans un scandale phytosanitaire au Nicaragua

 

C’est peut-être le dossier du siècle…

Partout et dans tous domaines du droit, la plus grande difficulté du justiciable est souvent, non pas d’obtenir que justice lui soit rendue, mais de faire exécuter la décision, exécution qui prend généralement la forme d’une saisie lorsque la condamnation est pécuniaire. Comme le disent parfois les huissiers, on ne tond pas un œuf. Sauf que lorsque les débiteurs condamnés sont de puissantes multinationales du secteur agroalimentaire, ce ne peut être l’insolvabilité qui hypothèque l’exécution du jugement. Mais dans cette horripilante affaire d’empoisonnement massif d’ouvriers agricoles au Nicaragua, un des pires scandales sanitaires des dernières décennies, il faudra bien casser des œufs pour fabriquer l’omelette, et sans doute les casser avec toute la perspicacité, le talent, l’ingéniosité des meilleurs avocats et les outils les plus subtils et les plus puissants de notre droit.

Notre droit ? Mais que vient donc faire le droit français dans cette affaire de bananeraie nicaraguayenne, et de quelle affaire s’agit-il ?

Résumons d’abord les faits en quelques lignes : des entreprises certes américaines, mais tentaculaires et donc multinationales, ont empoisonné jusqu’en 1983 au Dibromo-chloro-propane (DBCP), commercialisé sous les noms de Nemagon et Fumazone, des milliers d’ouvriers agricoles, et ruiné leurs sols pour des siècles. Elles ne pouvaient ignorer la nocivité de ce pesticide, puisqu’il était déjà interdit aux États-Unis depuis 1977. Résultats : infertilité, tumeurs, cancers, affections de la peau, lésions sur les reins, poumons et foie ont détruit la vie d’au moins 1234 plaignants et de leurs familles. Des pesticides analogues ont été utilisés dans d’autres pays d’Amérique latine, mais aussi aux Antilles, notamment françaises, avec les mêmes effets, comme en a témoigné, Alfred Bernard, Directeur de recherche FNRS et Professeur à l’Université catholique de Louvain.

La suite est un long et pénible parcours judiciaire : au Nicaragua, le mouvement des Afectados est créé en 1990 et organise de nombreuses marches et manifestations pour faire entendre la voix des travailleurs et leur permettre de se regrouper et d’entamer des actions de justice collectives. Les juridictions du Nicaragua ont ainsi été saisies de demandes d’indemnisation par ces travailleurs.

En 2002, les entreprises Dow Chemical, Shell Oil Company et Dole Food Company ont pour la première fois été condamnées au Nicaragua à payer 490 millions de dollars à 600 victimes. En 2006, le Tribunal des affaires civiles et du droit du travail de Chinandega (Nicaragua) condamnait à nouveau Dow Chemical, Shell Oil et Continental Chemical à verser à 1234 travailleurs agricoles nicaraguayens la somme totale de 805 millions de dollars en réparation des préjudices subis du fait de leur exposition au DBCP.

Le 21 juin 2012, la Cour suprême du Nicaragua rendait un arrêt définitif sur le fond par lequel les précédents jugements de condamnation et d’indemnisation continueraient à produire leurs effets à l’encontre des sociétés Shell Oil Company, Occidental Chemical Corporation et The Dow Chemical Company.

La justice nicaraguayenne a donc définitivement tranché en faveur des victimes. Sur le fond, il n’y a plus rien à redire. Les entreprises américaines auraient donc dû indemniser les victimes depuis déjà six ans.

Or qu’on fait les entreprises condamnées ? Non seulement elles ont toujours refusé de payer et, comme on n’est jamais assez prudent (et parfois malhonnête – en 1997, les avocats des entreprises chimiques et fruitières avaient tenté de faire signer aux travailleurs des accords d’indemnisation à hauteur de 100 dollars), elles ont retiré leurs actifs du Nicaragua. Bref elles ont organisé leur insolvabilité locale.

 

Exequatur française

L’affaire en serait donc restée là si, forts également d’une décision de la justice américaine rendue en 2010, les avocats Tony Lopez (Barreau de Managua), Stuart Smith (Barreau de Louisiane) et Robert Mc Kee (Barreau de Floride) n’avaient eu la bonne idée de se rapprocher de leur confrère français, l’ancien Bâtonnier de Paris, Pierre-Olivier Sur.

Car, mondialisation du droit oblige, ces 1242 travailleurs agricoles pourraient bien obtenir, finalement, gain de cause grâce à Paris, dont on connaît le rayonnement en tant que place internationale de droit.

Faire exécuter une décision de justice du Nicaragua en Europe, c’est tout l’enjeu de la démarche conduite par l’ancien Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, Pierre-Olivier Sur.

Cet enjeu est considérable à bien des égards : pour les victimes d’abord, dont les souffrances doivent être reconnues et indemnisées à leur juste mesure. Pour le droit ensuite, tout particulièrement le droit français et européen continental, romano-germanique diront les puristes, car ainsi que le précise le Bâtonnier Sur, « les mécanismes juridiques de responsabilité au Nicaragua sont directement influencés par le droit français et les juridictions françaises sont les précurseurs en Europe pour la défense des victimes de pollution dans le cadre de l’organisation de grands procès de santé publique. »

La procédure engagée par Pierre-Olivier Sur, qui vient de saisir le Tribunal de grande instance de Paris, est celle de l’exequatur : si un jugement étranger n’est pas contraire à l’ordre public français, et que d’autres règles ou conventions bilatérales ou multilatérales n’y font obstacle, les juges parisiens ordonneront cette exequatur qui permettra une exécution forcée. Le juge français aura à répondre principalement à trois questions : la juridiction du Nicaragua était-elle compétente ? Les grands principes du procès équitable y ont-ils été respectés ? Y a-t-il eu fraude ?

Précisons donc que le juge français n’aura pas à regarder ni réinterroger le fond : les entreprises américaines ont bien « empoisonné » 1.242 ouvriers agricoles. Cette cause est entendue.

Même si l’exequatur n’est pas en soi une nouveauté, un succès de la démarche serait un progrès du droit supranational et un remède redoutable contre l’impunité dont jouissent certaines multinationales, ici celles de la filière phytosanitaire. À l’heure ou malgré des condamnations outre-Atlantique, l’Union européenne et la France se montrent sinon réticentes, du moins très frileuses, lorsqu’il s’agit d’interdire purement et simplement l’usage de certains pesticides, une réponse favorable du TGI de Paris résonnerait comme une jurisprudence non seulement en termes de droit, mais aussi sur le plan de la santé publique.

Pour les victimes, qui certes auraient préféré ne pas l’être, elle permettrait de cumuler les avantages des cultures judiciaires, d’un côté anglo-saxonne qui évalue à des montants considérables le préjudice subi, et française quant au respect scrupuleux du droit et donc de leurs droits. Selon Pierre-Olivier Sur, « au-delà de l’enjeu financier, cette affaire permet de métisser les deux traditions juridiques dans l’intérêt de 1.242 justiciables pour lesquels nous sentons une empathie, un honneur à la mesure de l’exceptionnalité du dossier. »

 

Le dossier du siècle…

Car l’enjeu financier est hors norme et explique certainement la fuite des entreprises américaines du sol nicaraguayen : rappelons-le, il s’agit de faire exécuter une condamnation à verser 800 millions de dollars aux 1.242 victimes nicaraguayennes, soit 652.000 dollars par client, auxquels s’ajoutent des intérêts qui feront dépasser le milliard de dollars.

Le montant pourrait inspirer les juges français et européens lorsqu’ils doivent évaluer les préjudices subis en France dans un nombre croissant d’affaires de santé publique.

Ce procès en exequatur fera aussi écho aux débats en cours à propos de l’utilisation de Chlordécone dans les bananeraies des Antilles françaises, autre pesticide organochloré de la même famille (molécule de chlore) aux effets dévastateurs pour l’environnement et la santé humaine.

Il s’agit donc d’une opportunité historique de rendre justice aux ouvriers de la banane victimes des multinationales de l’agrochimie dans plusieurs régions du monde.

Si la justice française prononce l’exéquatur, et donne donc la force exécutoire au jugement nicaraguayen, les avoirs des entreprises américaines condamnées pourront être saisis dans l’ensemble de l’Union Européenne.

 

Grâce à Paris, place de droit reconnue dans le monde entier, l’éternelle histoire de David contre Goliath risque enfin, dans ce cas d’espèce, peut-être en quelques mois, de bien se terminer, soit grâce une exécution judiciaire historique, soit par une transaction qui pourrait permettre aux entreprises condamnées d’éviter de voir leur réputation gravement ternie.…

 

Raymond Taube, rédacteur en chef d’Opinion Internationale, chef de rubrique « Droits pratiques » et directeur de le l’IDP – Institut de Droit Pratique

Michel Taube, fondateur d’Opinion Internationale.

Directeur de la publication
Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique