La Citoyenne
11H25 - mercredi 22 mai 2013

Les femmes en Tunisie – Partie 2: Jaouida Guiga : « Si la révolution tunisienne réussit, ce sera grâce aux femmes »

 

Le dernier projet de Constitution adopté par les commissions parlementaires ne fait pas l’unanimité. Avant qu’il ne passe au vote de l’Assemblée constituante, la société civile se mobilise afin de faire changer certains articles. Parmi ces associations, Women & Leadership exerce régulièrement des pressions sur les instances politiques, participe aux manifestations, et sensibilise les jeunes à ces questions. 

Jaouida Guiga, la vice-présidente, et sa collègue Soumaya Jmour, ont partagé avec Opinion Internationale leurs sentiments sur ce dernier texte constitutionnel ainsi que sur le mouvement révolutionnaire.

 

femmes-tunisie

Depuis la Révolution en 2011, des centaines d’associations, notamment de femmes, ont vu le jour. Dans Women & Leadership, vous avez décidé de réunir des femmes leaders – des magistrates, des avocates, des professeures, des médecins, des ingénieures, des PDG. Quel est votre but ?

Jaouida Guiga: Aujourd’hui, la seule pression, pour faire que cette révolution réussisse, vient des associations, de la société civile. Quand nous nous sommes rendu compte qu’Ennahda tendait à remplacer les femmes par des hommes dans les postes décisionnels, nous avons décidé de lutter. Nous avons créé cette association, Women & Leadership, pour sensibiliser les jeunes. Pourquoi les jeunes ? Parce que parmi la classe d’âge des 20-30 ans, les deux-tiers n’ont pas voté ! Donc nous allons dans les universités, dans les foyers d’étudiants, et nous leur donnons des petits cours, sans employer de jargon juridique, en restant terre à terre. Nous leur expliquons ce qu’est une constitution, un régime politique, quels sont leurs droits et leurs devoirs civiques, etc.  Cela a donné des résultats. Au départ, les gens étaient méfiants, les jeunes considéraient que ce n’était pas leur problème. Nous leur avons dit de venir au moins par curiosité, et ils étaient une quinzaine ; mais très vite nous avons eu des cours avec 80, 90 personnes.

Nous voulons vraiment leur transmettre un message, les éduquer à penser par eux-mêmes. Car ce qui est grave – enfin ce n’est pas vraiment grave car c’est cela la liberté – mais la jeunesse est voilée à 80%. Or nous, en tant que senior, ne le sommes pas, et nous provoquons presque. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas musulmanes ; nous sommes tous musulmans – nous avons d’ailleurs toutes les deux fait le pèlerinage à La Mecque. Mais nous avons une meilleure compréhension de notre religion : je ne vois pas pourquoi je devrais laisser un homme sans éducation interpréter le Coran pour moi, alors qu’étant bilingue, je comprends l’arabe littéraire, et donc je veux qu’on me laisse interpréter le Coran. Le problème est que les jeunes d’aujourd’hui ont subi comme un lavage de cerveau ; avec les films, les médias, les discours ambiants, nous voyons une dégradation du niveau intellectuel. Ils ne comprennent pas les problèmes que pose le projet de Constitution [adopté par les commissions parlementaires fin avril, en attente d’être voté par l’Assemblée constituante].

 

Jaouida Guiga, magistrate, ancienne présidente de chambre à la Cour de cassation de Tunisie, qui a siégé au Conseil constitutionnel de Tunisie, et vice présidente de Women et Leadership.

Jaouida Guiga, magistrate, ancienne présidente de chambre à la Cour de cassation de Tunisie, qui a siégé au Conseil constitutionnel de Tunisie, et vice présidente de Women & Leadership.

Et quels sont ces problèmes ?

Jaouida Guiga: Il y a de nombreux dérapages. A commencer par le préambule, qui fait partie intégrante de la Constitution – laquelle a valeur supérieure à la loi – où ils ont infiltré des principes islamiques, les « valeurs de l’islam », et le « respect du sacré », sans définir ce terme de « sacré », ce qui ouvre à tout abus. Or nous sommes un pays avec un Code du Statut Personnel très évolué, où les femmes et hommes ont beaucoup de droits. Mais maintenant, ce qu’il risque de se passer, c’est que l’on abolisse les lois sur l’adoption, l’avortement ou la polygamie, car elles entreraient en contradiction avec la Constitution. On s’est révolté contre cela fin avril !

En fait ce sont comme des mines qui ont été infiltrées dans la Constitution, et nous essayons de les enlever. Par exemple, le dernier projet ne reconnaît l’enfant qu’au niveau de la famille, alors que Bourguiba déjà, avait pensé à l’enfant né hors mariage, avec une loi sur l’adoption en accord avec le Coran en 1958, avant même la Constitution.

Ensuite, concernant la séparation des pouvoirs, le projet ne reconnait presque pas le pouvoir judiciaire : il ne parle que de « juge ». Et la composition du Conseil supérieur de la magistrature changerait : il ne serait composé de magistrats élus par leurs pairs et leurs aînés plus qu’à moitié, l’autre moitié étant désignée par le pouvoir exécutif. L’Association des magistrats a donc porté plainte devant l’Union internationale des magistrats, demandant leur aide avant que la Constitution ne passe. Nous-mêmes augmentons la pression sur le gouvernement pour qu’il change cela, mais il faut être vigilant, car nous sommes vite menacées.

Les commissions ont également donné aux traités internationaux signés par la Tunisie au fil des ans un statut inférieur à la Constitution, ce qui peut être dangereux. Parmi eux, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes ne se verrait plus totalement respectée : tandis que le texte disait « l’égalité de l’homme et de la femme dans la loi », il énonce désormais « l’égalité de l’homme et de la femme devant la loi », ce qui ôte des droits à la femme.

Quelle sorte de pression exercez-vous pour lutter contre ces dérapages, et quels en sont les résultats ?

Jaouida Guiga: Avec Women & Leadership, nous reprennons les projets de Constitution, nous relevons les défaillances, et nous écrivons à l’Assemblée nationale constituante quels sont les problèmes et comment y remédier.

En tant qu’experte je suis allée plusieurs fois à l’Assemblée constituante, notamment concernant les droits de la femme. Au départ dans l’article relatif aux droits de la femme, il était écrit que « la femme est le complément de l’homme ». Nous sommes allées à l’Assemblée pour leur expliquer le problème, et on nous a écoutées. De même, le respect du sacré était punissable dans le premier texte, et grâce à notre action il ne l’est plus. Donc oui, nous avons un véritable impact. Nous avons aussi lutté pour dire qu’il fallait un régime présidentiel et non parlementaire, qui affaiblirait la Tunisie. En ce moment nous travaillons sur la non-discrimination, qu’ils n’ont pas évoquée. Car ils essaient d’infiltrer certaines ‘bombes’ en permanence, ils les enlèvent d’un texte et les mettent dans un autre, de manière détournée. Alors nous faisons attention à tout.

Que nous soyons écoutées ou pas, de toute façon, nous – les femmes – sommes là. Si la révolution réussit, ce sera grâce aux femmes, pas aux hommes. Parce que nous sommes toutes motivées. Les manifestations devant l’Assemblée constituante sont surtout constituées de femmes. Car les femmes sont triplement menacées : on essaie de nous écarter de la scène politique, nos droits sont menacés de tous côtés, et les droits de l’enfant sont abandonnés.

 

Journaliste à Opinion Internationale et coordinatrice de la rubrique La Citoyenne.

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