Edito
13H53 - lundi 15 décembre 2025

Un paradoxe d’une honte absolue : les lumières juives assombries par l’obscurantisme antisémite

 

Sydney, 14 décembre 2025 : c’est une date particulièrement funeste, d’une cruauté sans nom, qui vient d’endeuiller une énième fois, depuis ce fatidique catalyseur antisémite que fut l’abominable pogrom génocidaire du 7 octobre 2023, les Juifs. Et cela, rendant ainsi d’autant plus effroyable cette nouvelle tragédie humaine, en ce premier et très symbolique jour, précisément, de l’une des fêtes les plus sacrées au sein du judaïsme : Hanouka, la Fête des Lumières !

Comment, du reste, qualifier autrement que par le nom de « barbare » cet attentat, perpétré sur l’une des plages australiennes les plus connues – Bondi Beach – qui, à l’heure où j’écris ces lignes, vient d’ôter aveuglément la vie à quinze innocents, dont de jeunes enfants jouant naïvement, dépourvus de toute haine ou malice, dans le sable ?

 

L’ANTISEMITISME, UNE « INSULTE AU BON SENS » SELON HANNAH ARENDT

Oui, ces terroristes, acteurs épouvantables, sans foi ni loi, d’un antisémitisme devenu malheureusement aujourd’hui quasiment planétaire dans son abjecte violence, sont ce qu’il y a de pire, comme chez les terroristes islamistes du Hamas, dans les inconcevables mais ténébreux méandres de l’inhumanité. Et le paradoxe s’avère vertigineux, aussi honteux qu’incompréhensible à l’aune, comme disent les philosophes, de la raison raisonnante : c’est aux premiers éclats, précisément, de cette fête juive des lumières, hymne à la joie de vivre tout autant que célébration des douleurs de la mémoire, qu’ils ont choisi d’opposer la criminelle et fanatique noirceur, sans fond, de leur mortifère obscurantisme ! Pis : l’infâme négation de toute civilisation digne de ce beau nom !

Hannah Arendt, pour dire cet innommable fléau qu’est l’antisémitisme, avait eu, dans ses magistrales « Origines du totalitarisme », une formule qui, dans son implacable concision, fit alors mouche tout autant que date : « une insulte au bon sens ». Certes : l’expression a, depuis lors, fait florès ! Mais j’irais, quant à moi et bien sûr en toute humilité face à la haute figure de cette immense philosophe, encore plus loin : l’antisémitisme est une insulte à l’intelligence, sinon à l’humanité tout entière, à l’homme comme à la femme !

 

L’ESSENCE DE L’ANTISEMITISME SELON EMMANUEL LEVINAS : SA DERNIERE PAROLE !

Mais c’est peut-être le grand Emmanuel Levinas, immortel auteur de ce chef-d’œuvre de métaphysique qu’est « Totalité et Infini » et, à ce titre, l’un de mes rares maîtres en matière de philosophie, qui eut à ce propos, pour définir l’essence de l’antisémitisme, les mots les plus adéquats, justes et profonds.

Cette pensée, il me la confia, telle sa dernière et très précieuse parole, un an, presque jour pour jour, avant sa mort, (advenue dans la nuit du 24 au 25 décembre 1995), lors de son tout dernier entretien, qu’il me fit l’ineffable honneur et privilège, le 5 décembre 1994, de m’accorder alors que j’allais lui rendre visite dans son appartement parisien de la rue Michel-Ange.

J’en livre donc ici un court mais significatif extrait, tel que je l’ai reproduit dans l’ouvrage collectif, intitulé « Critique de la déraison antisémite » et sous-titré « Un enjeu de civilisation ; un combat pour la paix », que je viens de diriger, autour de 30 intellectuels majeurs au sein de l’intelligentsia française, pour les Editions Intervalles…

D.S.S. : Comment définir, selon vous, l’essence de l’antisémitisme ?
Emmanuel Levinas : L’antisémitisme est la grande, et grave, tentation humaine !

D.S.S. : En quel sens ?
E.L. : Parce que c’est toujours l’Autre qui, dans la tradition philosophique occidentale, est « responsable ». C’est donc toujours l’Autre qui, comme tel, est l’ennemi. C’est extrêmement, et malheureusement, simple ! Mais c’est cela même qu’il convient, précisément, de surmonter, et de combattre. L’antisémitisme est une notion, une réalité, bien spécifique. La haine du Juif est, en fait, la haine d’Autrui. Et au sens profond du terme, dans cette mesure même où le judaïsme n’est autre, justement, que l’amour d’autrui. Ainsi détester, par exemple, un Turc ou un Chinois n’est pas, pour moi, la même chose que détester un Juif. Car la haine envers ce dernier, parce qu’il est essentiellement amour, est ainsi vécue de manière directe, émotionnelle, quasi épidermique. C’est exactement cela que j’appelle, en réalité, l’antisémitisme : la haine de l’homme, non seulement pour l’homme, mais pour l’altérité, l’altérité de l’autre homme. Oui, c’est bien cela l’antisémitisme : l’antisémitisme en tant, négativement, que condition humaine ! Mais cela n’a bien sûr rien à voir, sinon de loin, avec cette autre forme d’antisémitisme dont sont accusés certains chrétiens et, plus précisément, catholiques. Il peut d’ailleurs très bien exister aussi, et le paradoxe n’est là qu’apparent, une forte dose d’antisémitisme, au sens où je viens de le définir, même chez le Juif !

D.S.S. : A la fin de votre Totalité et Infini, sous-titré Essai sur l’extériorité, vous parlez de « l’être comme bonté ». C’est même là le titre de sa conclusion ! Qu’est-ce à dire ?
E.L. : En effet ! En ce sens, la bonté suppose, paradoxalement là aussi, cet antisémitisme dont je vous parle : un antisémitisme, bien entendu, surmonté ! Autrement, la bonté serait elle-même une chose plate, banale. Car la bonté est, au contraire, une émotion qui, au fond, va beaucoup plus loin, qui accepte même, comme c’est le cas pour le Juif, l’ordre renversé des choses : c’est l’amour de l’Autre comme tel, comme il est en soi, en tant qu’absolu. C’est, pour employer une analogie, aller jusqu’à aimer le froid, en tant que tel et pour lui-même, alors que c’est la chaleur que, tout naturellement, nous apprécions.

D.S.S. : Comment toutefois, après Auschwitz, après les camps de concentration et d’extermination, après les chambres à gaz, après les 6 millions de morts Juifs, après l’Holocauste, après tout le mal et la violence de ce siècle, le XXe, s’autoriser à parler encore de « l’être comme bonté » ? Ne serait-il pas plutôt logique, pour vous aussi et surtout après votre merveilleuse, quoique tragique, dédicace d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, de donner raison à Theodor W. Adorno lorsqu’il affirme, en sa Dialectique négative, qu’ « aucune parole raisonnant de façon pontifiante, pas même une parole théologique, ne conserve non transformée un droit après Auschwitz » ?
E.L. : Non, je ne le crois pas ! Car la bonté consiste, justement, à surmonter tout cela : ce mal dont ce siècle – le XXe siècle – est effectivement émaillé. Cette manière de surmonter le mal est d’ailleurs nécessaire, ainsi que je viens de vous le spécifier, au sens même de la bonté. Autant dire que la bonté ne pourrait exister, ni même se concevoir, sans son contraire, sa réciproque négative : le mal, précisément !

D.S.S. : Mais peu nombreux sont pourtant les êtres – vous en conviendrez – qui réussissent à surmonter, sinon encore à pardonner, ce type de mal : la haine ou l’antisémitisme, lorsqu’ils sont à ce point ancrés en une conscience ! Hannah Arendt ne déclarait-elle d’ailleurs pas elle-même, dans Sur l’antisémitisme (le premier volet de ses Origines du totalitarisme), que « l’antisémitisme est une insulte au bon sens » ? Elle parlait même, dans son livre consacré à l’historique, tristement célèbre, « Procès Eichmann », l’un des plus infâmes dignitaires nazis, directement responsable de l’abominable « solution finale », de « banalité du mal » !
E.L. : Effectivement : l’antisémitisme est un sentiment très répandu, hélas, de par le monde ! Je ne pourrais d’ailleurs pas en établir la juste proportion d’un point de vue « statistique ». Car il existe un autre type d’antisémitisme, encore bien plus détestable et pernicieux : celui qui n’est jamais nommé. C’est, bien entendu, le plus perfide, le plus nuisible et le plus dangereux. En un mot : le plus exécrable !

D.S.S. : Est-ce par rapport à cet « être comme bonté » que vous en arrivez, finalement, à formuler les bases de ce que vous appelez vous-même – c’est d’ailleurs là le titre de l’un de vous plus beaux ouvrages – l’Humanisme de l’autre homme ?
E.L. : Oui, parfaitement ! »

Magnifique méditation, aussi dense qu’intense, sur l’essence profonde et réelle de l’antisémitisme, en effet, que celle, dans ce riche et fécond dialogue, avec Levinas ! D’où, cette conclusion : être Juif, bien plus qu’appartenir à une identité historique, culturelle, religieuse, idéologique, sociologique, politique, géographique, nationale, familiale ou même psychologique, ne serait-ce pas peut-être surtout, plus authentiquement encore, relever, en vérité, d’une région plus haute et spécifique, quasi céleste, de l’être, d’une dimension plus proprement métaphysique, sinon ontologique, comme d’une autre mais essentielle portion de l’âme en son éthique, voire théologique, quintessence !

UNE IMPRESCRIPTIBLE QUESTION DE VALEURS MORALES : L’HUMANISME EN SA PLUS UNIVERSELLE, HAUTE ET NOBLE LIBERTE D’EXPRESSION

Conclusion, après, de surcroît, cette nouvelle et barbare tuerie de Sydney ? Il est grand temps, y compris pour son propre bien s’il ne veut pas se voir définitivement entaché par les nauséabondes souillures de l’antisémitisme le plus odieux, que le monde occidental et civilisé se réveille impérativement, pour employer ici une terminologie propre à l’éthique kantienne (Kant, le plus illustre des représentants, au XVIIIe siècle, des Lumières, allemandes – l’Aufklärung – en cet emblématique cas) de ce très toxique, aussi nocif socialement qu’inacceptable moralement, cauchemar, qu’il soit anti-juif ou anti-israélien.

C’est là aussi et peut-être surtout, par-delà même l’urgente et plus spécifique problématique de l’antisémitisme au cœur meurtri de la conscience contemporaine, une imprescriptible question, cruciale entre toutes, de valeurs morales, et des plus estimables puisqu’elles ont authentiquement trait, plus en profondeur encore, à l’humanisme en sa plus universelle, haute et noble liberté d’expression.

 

UN JUIF DE COMBAT, MALGRE SON IDEAL DE PAIX, FACE A LA BARBARIE ANTISEMITE

Ainsi, qu’on me comprenne bien ici : en cette heure où un antisémitisme de plus en plus décomplexé, désinhibé et librement affiché, fait désormais rage aux quatre coins de la planète, je me sens plus que jamais, conformément à l’esprit d’Hanouka justement, lequel commémore, d’ancestrale mémoire, les victoires passées du peuple juif sur ses séculaires ennemis, un Juif de combat, moi qui suis pourtant depuis toujours un fervent défenseur de la paix, de la démocratie, de l’humanisme, de la tolérance et même d’une solution à deux Etats pour mettre enfin un terme au douloureux conflit israélo-palestinien, face à la barbarie et ses ignobles, sanguinaires massacres !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, écrivain, auteur d’une quarantaine de livres, dont « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » (Presses Universitaires de France), « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies), directeur des ouvrages collectifs « L’humain au centre du monde – Pour un humanisme des temps présents et à venir » (Editions du Cerf) et « Critique de la déraison antisémite – Un enjeu de civilisation ; Un combat pour la paix » (Editions Intervalles).

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