Edito
11H06 - mardi 14 octobre 2025

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy : « au Moyen-Orient, le rapprochement entre les Emirats et la Turquie, crée un axe de stabilité pour la région. »

 

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy : et si Abou Dhabi jouait un rôle essentiel dans l’avenir de Gaza ?

Souvent pointée du doigt pour l’autoritarisme de son président, l’appartenance de ce dernier aux Frères Musulmans et la répression politique qui s’abat – sous des prétextes divers contre son opposition, la Turquie n’en est pas moins un excellent élève de l’OTAN, à laquelle elle appartient depuis 1952 (trois ans après la création de l’Alliance). Depuis 73 ans, Ankara – malgré une histoire tumultueuse, marquée par plusieurs coups d’Etat, de longues périodes de dictature militaire, des affrontements larvés avec la Grèce, cinquante années de guerre menée contre les séparatistes kurdes du PKK et le tournant autoritaire imposé par Recep Tayyip Erdogan il y a une dizaine d’années – est restée une alliée fidèle du bloc occidental. Et tout indique que son importance dans le dispositif de sécurité de l’Occident – et du Moyen Orient – ne fera que s’intensifier dans les années à venir. Derrière cette évolution, les Emirats Arabes Unis jouent un rôle essentiel. 

L’importance de la Turquie pour l’Alliance Atlantique ne tient pas seulement au fait que l’armée turque est, après celle des Etats-Unis, la deuxième en importance du bloc occidental ni au fait qu’elle soit le seul pays musulman de l’OTAN. Sa position géographique, au carrefour de l’Europe et de l’Asie, aux confins du monde arabe et de l’ex-URSS, en fait un partenaire de poids.

 

Une situation géographique et un héritage historique uniques

De son ancien voisinage avec l’URSS, elle a hérité, à l’Est, de frontières avec la Géorgie et l’Arménie, mais elle en partage également avec l’Iran, l’Irak et la Syrie. Et bien entendu, elle contrôle, par les détroits, l’accès à la mer Noire sur les rivages de laquelle elle cohabite avec l’Ukraine et la Russie.

La géographie déterminant largement l’histoire des peuples et des nations, la Turquie se trouve donc sur la « ligne de front » de possibles futurs affrontements avec la Russie et l’Iran mais également au contact de deux pays qui demeurent des foyers de tensions.

Héritière d’un passé guerrier qui avait amené l’Empire Ottoman à dominer l’ensemble du monde arabo-musulman (à l’exception notable du Maroc, qui ne fut jamais conquis par les Turcs – la Turquie moderne a continué à investir dans son appareil militaire, que ce soit dans les forces armées elles-mêmes, dans l’industrie de Défense ou dans les services de renseignement. Ceux-ci, en soixante ans, sont passés d’un outil purement militaire essentiellement tournés vers la répression politique à un service moderne qui se rapproche de plus en plus de la conception occidentale du renseignement.

 

Le rôle essentiel du MIT

Ces dernières années, les services secrets turcs ont atteint trois objectifs qui ont accru la stabilité politique du pays et renforcé son influence internationale : ils ont déjoué le coup d’État militaire de 2016 (même si de nombreuses zones d’ombres demeurent autour de cet épisode), ils ont ouvert des négociations secrètes avec le PKK qui, après des années d’efforts, ont amené cette organisation à annoncer qu’il renonçait à la lutte armée et s’investirait désormais dans l’action politique et, enfin, ils ont – en collaboration étroite avec le ministère des Affaires étrangères – augmenté le poids géopolitique d’Ankara en Afrique et sur les rives de la Méditerranée. La Turquie est aujourd’hui un acteur incontournable en Libye, elle a joué un rôle décisif dans le renversement de Bachar el-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Ahmed al-Sharaa et ses réseaux de renseignements sont fortement infiltrés dans les groupes armés actifs dans le Sahel.

Ces succès sont dus, en partie, à l’évolution des modes de recrutement du MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı ou « Organisation nationale de renseignement ») qui s’est largement tourné vers les universités pour y trouver des intellectuels désireux de s’investir dans la défense nationale, mais également à sa capité à mobiliser les énergies de la diaspora turque pour appuyer ses opérations (ce qui, d’ailleurs, à valu à Ankara des tensions avec certaines capitales). Ces mêmes succès ont amené Erdogan à désigner, le 3 juin 2023, le chef du MIT, Hakan Fidan, à la tête du ministère des Affaires étrangères. Fidan avait passé plus de treize ans à la direction des services spéciaux et sa nomination est une indication évidente de l’importance qu’a pris son ancien service dans la politique turque.

 

Un soutien ferme à l’Ukraine

Dans le conflit en cours en Ukraine, enfin, Ankara, après tenté de jouer les intermédiaires dans des négociations entre Kiev et Moscou a pris acte de l’échec de cette stratégie et, tout en affichant une certaine neutralité, a pris une décision lourde de conséquences : interdire à tous les navires de guerre le passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, ce qui a empêché la Russie de renforcer sa présence navale en Mer Noire.

Par la suite, la Turquie a condamné sans réserve les référendums d’annexion de quatre régions ukrainiennes par la Russie tandis que Recep Erdogan se faisait l’avocat de l’entrée (très improbable) de l’Ukraine dans l’OTAN. Du point de vue purement militaire, on notera que le pays a fourni, dès 2022, des drones Bayraktar TB2 à Kiev et que ceux-ci ont joué un rôle important dans les premières contre-offensives ukrainiennes. Baykar, le concepteur du TB2 investit également dans le pays pour y produire des drones mais aussi pour y former des ingénieurs et techniciens spécialisés tandis qu’Ankara entend bien se tailler une place de choix dans la future reconstruction de l’Ukraine.

 

Un projet d’avion de chasse de la « 5ème génération »

Ankara entend désormais élargir ses coopérations militaires internationales, entre autres à travers le projet d’avion de chasse de la cinquième génération, le TAI TF-X Kaan qui, développé par Turkish Aerospace Industries, devrait hisser la Turquie au niveau des grands producteurs mondiaux d’armements. A l’heure actuelle, l’Egypte et l’Indonésie ont déjà signé des options d’achats de ce « chasseur turc », mais également des accords de coopération industrielle et de transferts de technologies afin d’être plus étroitement associées à sa conception et à sa fabrication.

 

Le rapprochement, inattendu, avec Abou Dhabi

Reste que le soutien de Recep Tayyip Erdogan à un « islam politique » – du fait de sa « proximité » avec les Frères musulmans, amènent nombre de pays occidentaux à voir d’un mauvais œil cette montée en puissance mondiale de la Turquie : les uns l’accusent de nourrir un agenda secret islamiste et les autres de nourrir des visées expansionnistes néo-ottomanes n’ayant pour but que de reconstituer l’ancien empire turc.

Et c’est là, précisément qu’un rapprochement qui a commencé il y a quelques années pourrait jouer un rôle clé et apaiser bien des craintes : celui de la Turquie et des Emirats arabes unis.

Ce n’était pas gagné, pourtant : de profondes divergences opposaient Ankara et les Emirats sur des questions régionales telles que le Printemps arabe, la crise avec le Qatar de 2017 et, surtout, le soutien de la Turquie aux Frères Musulmans.  Les deux Etats étaient brouillés – c’est un euphémisme – depuis de nombreuses années. Les Emirats reprochaient en effet à la Turquie son adhésion aux thèses des Frères musulmans, qu’Abou Dhabi, partisan d’un islam moderne et ouvert, combat sans relâche. La crise ouverte en 2017 entre les Emirats et le Qatar (proche allié de la Turquie, et propagateur, depuis des décennies, de l’idéologie frériste) n’avait rien arrangé.

Cependant, la nécessité de pragmatisme économique, la diversification des alliances et la recherche de stabilité régionale ont conduit à une réconciliation aussi rapide que réelle.

C’est Abou Dhabi qui a pris l’initiative de ce réchauffement qui a commencé par la visite historique du Président émirati Mohammed ben Zayed Al Nahyan (MbZ) à Ankara en novembre 2021, suivie d’un voyage de Recep Tayyip Erdoğan aux Emirats en 2022. Les deux dirigeants ont ainsi affiché publiquement leur volonté commune de tourner la page. Ces rencontres ont jeté les bases d’un dialogue régulier et d’une coordination renforcée sur les défis régionaux. Pas plus tard que le 13 juillet 2025, les présidents des deux nations ont encore discuté, lors d’un entretien téléphonique, de la coopération bilatérale et des développements au Moyen-Orient – gravement déstabilisé par le pogrom du 7 octobre 2023, la guerre à Gaza qui y a répondu et la « Guerre des 12 jours » entre Jérusalem et Téhéran – démontrant ainsi leur engagement continu à soutenir la paix et la stabilité par le dialogue.

 

Une approche structurée et volontaire

De fait, les Emirats et la Turquie ont trouvé un terrain d’entente sur plusieurs enjeux régionaux, comme en témoigne une coopération accrue dans des zones telles que le Caucase du Sud, la Somalie et l’Afrique de l’Est. Ils coordonnent désormais leurs efforts pour contrer des influences perçues comme hostiles, favorisant une lutte conjointe contre des menaces communes. La création d’un Conseil stratégique de haut niveau et l’accord sur « sept piliers » de coopération (commerce, investissement, énergie, technologies, défense…) soulignent que la détente ne repose pas que sur des mots mais sur une approche structurée et volontaire.

L’économie constitue, aujourd’hui, le pilier le plus robuste de la relation entre Ankara et Abou Dhabi. La réconciliation a débloqué un potentiel économique considérable, transformant la Turquie en un partenaire commercial et d’investissement majeur pour les EAU.

Ce partenariat s’est concrétisé par la signature, le 3 mars 2023, de l’Accord de Partenariat Économique Complet (CEPA). Entré en vigueur le 1er septembre 2023, le CEPA vise à supprimer ou réduire les droits de douane sur 93% de la valeur des échanges et 80% des lignes tarifaires. Il couvre une gamme étendue de domaines, y compris le commerce de biens et services, la facilitation des investissements, la propriété intellectuelle et les mécanismes de règlement des différends, posant les bases d’une intégration économique profonde et prévoit plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissements émiratis dans l’économie turque, entre autres dans les domaines de la défense, de l’espace, de l’énergie, de la logistique et des « technologies avancées », notamment l’intelligence artificielle (IA), l’un des chevaux de bataille de Cheikh Tahnoun Ben Zayed al-Nahyane, conseiller à la Sécurité nationale de son frère, Président des Emirats.

Toujours à l’initiative de Cheikh Tahnoun, des accords importants ont été signés dans le domaine de la Défense et du Renseignement.  Ils prévoient entre autres des transferts de technologies et l’échange de renseignements.

La Turquie a, ainsi, vendu des drones Bayraktar TB2 aux Emirats et la holding de défense émiratie EDGE Group a signé un accord de coopération avec Baykar pour explorer des acquisitions et des développements conjoints de drones, de missiles et de sous-systèmes. Abou Dhabi, d’autre part, s’intéresse de très près au chasseur Kaan, ce qui pourrait augurer une potentielle coopération de grande envergure.

Au-delà de l’acquisition de matériel, des échanges technologiques et des investissements, la coopération entre Ankara et Abou Dhabi touche également des initiatives purement opérationnelles. Les deux pays, par exemple, mènent des efforts sécuritaires parallèles en Somalie, où ils contribuent à la formation de l’armée et soutiennent la mission de l’Union africaine contre les groupes jihadistes.

 

Une alliance qui peut rassurer l’Occident

Autant la position de la Turquie a pu être (et demeure parfois) ambigüe, autant celle d’Abou Dhabi est claire : les Emirats sont un allié fidèle et sûr de l’Occident et sont totalement opposés à la politisation de l’islam. De même, bien que les relations diplomatiques se soient un peu réchauffées avec l’Iran, Abou Dhabi reste d’une grande vigilance face à Téhéran.

Il nous revient que Cheikh Tahnoun, Président des Emirats, est très attentif au rapprochement avec la Turquie. Ankara ayant un besoin vital des investissements venus du Golfe pour stabiliser son économie et sa monnaie, Cheikh Tahnoun, homme fort de la stratégie mais aussi de l’économie émiratie – voir notre article du 7 août :  https://www.opinion-internationale.com/2025/08/07/claude-moniquet-et-mehdi-hijaouy-et-si-les-emirats-arabes-unis-jouaient-un-role-essentiel-dans-lavenir-de-gaza_137197.html?highlight=Moniquet ) – a donc toutes les cartes en main pour infléchir le cours des choses et calmer les réticences de ceux qui craignent Ankara en ramenant la Turquie à la place qui devrait être la sienne : l’un des carrefours entre l’Occident et l’Orient. 

  

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy (ancien « numéro 2 » du renseignement extérieur marocain)