Edito
09H37 - mercredi 24 septembre 2025

Sanctions russes : Alexander Pumpyanskiy, victime collatérale des sanctions de l’UE, réclame réparation devant la CJE

 

Salle calme mais studieuse à la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg, ce 17 septembre 2025. Pas de rebondissements spectaculaires, ni d’éclats d’émotion : l’affaire opposant l’oligarche entrepreneur Alexander Pumpyanskiy au Conseil de l’UE s’est jouée sur le terrain glissant des procédures, des dates et des preuves.

Alexander Pumpyanskiy, fils de l’oligarque russe Dmitry Pumpyanskiy, a été placé en 2022 sur la liste noire européenne visant les soutiens présumés du Kremlin après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Son nom y figure au titre de ses liens familiaux et professionnels avec son père, propriétaire du groupe sidérurgique TMK et considéré comme proche du pouvoir russe.
Or, à plusieurs reprises, la justice européenne a jugé que les éléments retenus contre Alexander pour motiver ces sanctions, appliquées de mars 2022 à septembre 2023, puis réinscrites en mars et septembre 2024, étaient insuffisants : plusieurs arrêts d’annulation ont été prononcés. Pourtant, son nom a sans cesse été réinscrit par le Conseil de l’UE sur la liste des personnes sanctionnées, en contradiction avec les jugements précédents qui les annulaient. L’audience du 17 septembre n’avait pas pour objet la légalité des sanctions (déjà annulées à plusieurs reprises par le Tribunal) mais la demande d’indemnisation présentée par Alexander Pumpyanskiy, qui réclame environ 7,5 millions d’euros de réparation pour le préjudice qu’il estime avoir subi à causes de ces sanctions illégales.

La défense du requérant attaque d’emblée

Dès l’ouverture, maître Goffin, première des quatre avocats de la défense à prendre la parole, se lance avec détermination pour obtenir justice pour son client, tant la série d’annulations ignorées par le Conseil lui paraît choquante « L’unité extra-contractuelle de l’Union implique la réunion de trois conditions : la faute, le préjudice et le lien de causalité ». Son intensité est telle que la présidente de chambre, Maja Brkan, l’interrompt poliment dès les premières minutes : « Madame, si vous pouvez, s’il vous plaît, parler un petit peu plus lentement, à cause de nos interprètes. »

Pour la défense, tout commence le 18 mai 2022 : ce jour-là, Alexander Pumpyanskiy notifie officiellement sa démission des postes qu’il occupait dans les sociétés de son père. Selon ses avocats, le Conseil aurait dû en tirer les conséquences et le retirer immédiatement des listes. En ne le faisant pas, puis en renouvelant les sanctions à chaque échéance semestrielle malgré plusieurs annulations de justice, le Conseil aurait commis une faute caractérisée.

La défense soutient donc que le Conseil a manqué à son obligation d’exécuter l’arrêt du 29 novembre 2023, au titre de l’article 266 TFUE et du principe de bonne administration : « le Conseil n’a pas procédé au retrait du nom […] dans un délai raisonnable » et n’a pas corrigé le Journal officiel, de sorte que les actes annulés « apparaissent encore en vigueur ». S’y ajoute, selon elle, un mépris de l’autorité de la chose jugée : les réinscriptions de 2024 auraient repris le même critère (dit « critère G », fondé sur le lien familial avec un homme d’affaires influent) en s’appuyant sur des éléments factuels ni nouveaux ni pertinents, déjà écartés par le Tribunal, ce qui caractériserait un abus de procédure.

À la clé, un préjudice chiffré à 7,5 millions d’euros :

  • carrière stoppée dans la finance, avec impossibilité de retrouver un emploi comparable,
  • pertes financières liées à l’exploitation d’un chalet en Savoie,
  • frais juridiques et atteinte durable à la réputation.

« Notre client a été maintenu illégalement sous mesures restrictives depuis plus de trois ans, il en subit les conséquences chaque jour », plaide la défense.

La contre-attaque des agents du Conseil

Face à eux, les agents du Conseil de l’UE adoptent une ligne ferme :

  • Pas de faute caractérisée : les réinscriptions seraient basées sur de « nouveaux éléments », notamment des liens persistants avec son père après 2022.
  • Pas de dommage réel et certain : en 2020, la majorité des revenus d’Alexander proviendrait de sociétés liées à son père ; difficile, selon eux, de s’en prévaloir pour réclamer réparation.
  • Une indemnité de départ confortable, reçue lors de ses démissions, qui compenserait largement le préjudice allégué, se défendent les agents de l’Union européenne.
  • Quant au chalet, rappellent-ils, il appartient à une société distincte qui n’a pas saisi la justice pour se plaindre.

Pour les agents du Conseil de l’Union européenne, la demande est donc irrecevable et non fondée.

Affaire Pumpyanskiy : une question morale aux citoyens de l’UE

L’audience s’étire ensuite dans une succession de questions techniques posées par les juges : recevabilité des preuves financières, calcul du préjudice locatif du chalet, date exacte de début du dommage….

 Les parties débattent pied à pied, mais rien ne rompt la rigueur feutrée des échanges.
Jusqu’à la fin. C’est alors que maître Bontinck, avocat de la défense, prend la parole et hausse légèrement la voix. Pour la première fois, l’affaire sort du cadre des chiffres et des jurisprudences : « À cinq reprises, vos arrêts ont annulé les renouvellements. À cinq reprises, le Conseil a repris les mêmes critères pour réinscrire notre client. »
« Il ne s’agit pas seulement d’Alexander Pumpyanskiy. C’est la crédibilité même du recours juridictionnel en Europe qui est en jeu. Que vaut l’État de droit si le Conseil peut ignorer vos décisions ? » Un coup de voix qui tranche avec l’austérité du reste de l’audience, et qui résume l’enjeu : au-delà du sort d’un homme, c’est la capacité de l’Union à faire respecter ses propres règles qui est testée dans cette affaire.

​​Verdict attendu, des questions en suspens

L’affaire est désormais mise en délibéré. La décision sera rendue dans quelques mois.
Si Alexander Pumpyanskiy obtenait gain de cause, l’Union européenne pourrait être contrainte non seulement de l’indemniser, mais aussi de faire face à une série d’autres recours similaires de personnes sanctionnées à tort.
Au-delà de ce cas individuel, cette affaire a révélé que la Commission européenne a parfois tendance à s’affranchir de ses propres règles. Car pour réinscrire cinq fois un même nom sur la liste noire, malgré plusieurs annulations prononcées par la justice, il faut soit ignorer délibérément les règles de droit, soit poursuivre un autre objectif. Un objectif inavouable ? La question reste ouverte.

 

Emma Ray