Edito
07H21 - jeudi 18 septembre 2025

Du 10 au 18 septembre 2025 : une colère sociale à deux visages. Tribune d’un syndicaliste

 

Du 10 au 18 septembre 2025 : une colère sociale à deux visages. Tribune d'un syndicaliste

10 septembre 2025 : une colère brute et spontanée

Le 10 septembre 2025, la France a été secouée par une vague de colère brute, spontanée, presque insaisissable. Sous le slogan « Bloquons tout », né au printemps sur des messageries cryptées comme Telegram et Signal, et relayé par des collectifs citoyens hétéroclites via des dizaines de groupes locaux, près de 600 rassemblements, 253 blocages et environ 197 000 manifestants, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, ont paralysé le pays. Des métropoles comme Paris, Lyon ou Marseille aux petites villes de l’Aveyron ou de l’Eure, routes, ronds-points, gares et dépôts logistiques ont été immobilisés. Dans le Cantal, territoire rural et enclavé, cette révolte a pris une forme particulièrement marquante, orchestrée dans l’ombre d’un « underground numérique » foisonnant sur Telegram, à retrouver dans cet éditorial pour Opinion Internationale (lire ici). Les images ont marqué les esprits : pancartes griffonnées à la hâte, happenings audacieux dans les centres urbains, cortèges improvisés serpentant dans les zones périurbaines. Cette journée n’était pas une manifestation classique, encadrée par des mots d’ordre syndicaux mais l’expression d’une révolte populaire portée par une mosaïque d’acteurs : jeunes lycéens et étudiants, Gilets jaunes résurgents, militants indépendants, citoyens exaspérés, rejoints par des salariés du privé et des agents publics dans une dynamique chaotique mais vibrante.

Cette colère ne surgit pas de nulle part. Elle plonge ses racines dans un enchaînement de fractures qui érodent notre contrat social depuis des années. En 2018 et 2019, les Gilets jaunes avaient déjà dénoncé une fiscalité écrasante, pesant davantage sur les plus modestes que sur les grandes fortunes. Ils criaient l’impossibilité de vivre dignement quand le plein d’essence vide le compte en banque, quand les fins de mois deviennent un casse-tête dès le 15. La crise sanitaire de 2020-2021 a amplifié ce sentiment d’abandon, révélant la fragilité des services publics – hôpitaux sous tension, écoles en sous-effectif, administrations débordées. Puis, la réforme des retraites, imposée en 2023-2024 malgré l’opposition de millions de Français, a cristallisé un ressentiment profond : celui d’un dialogue social bafoué, d’une démocratie qui semble sourde aux aspirations populaires. Aujourd’hui, en 2025, l’inflation galopante – alimentation, loyers, énergie – continue d’asphyxier les ménages tandis que le projet de budget 2026 annonce des coupes drastiques dans les dépenses publiques, des gels de salaires, des économies imposées aux plus vulnérables. Le constat est amer : les sacrifices sont toujours demandés aux mêmes – citoyens ordinaires, salariés du privé, agents publics et même des retraités– pendant que les inégalités se creusent, que les profits de quelques-uns s’envolent.

Pourtant, le 10 septembre a révélé une ambiguïté troublante. En bloquant routes, gares, dépôts pétroliers et zones économiques, cette révolte citoyenne a souvent perturbé ceux qu’elle prétend défendre. À Rennes, des lycéens ont barré l’accès à des ronds-points, retardant des salariés pressés de rejoindre leur travail. À Lyon, des blocages de dépôts de bus ont paralysé les transports publics, compliquant la vie des soignants ou des employés déjà précarisés.

À Aurillac, un incident marquant a vu des enfants caillasser une banque, symbole pour certains de l’injustice financière mais aussi illustration d’une colère juvénile débordante, mal canalisée, qui a choqué par son caractère violent. Pourquoi gêner le quotidien des travailleurs ou recourir à des actes qui divisent, plutôt que de cibler directement les institutions responsables des choix politiques ? Cette question met en lumière le risque d’une colère spontanée, sans cadre défini : elle frappe fort, fait du bruit mais peut se tromper de cible, brouillant son message. Et pourtant, derrière ce désordre apparent, une aspiration commune s’exprime avec force : le droit de vivre dignement, de travailler sans s’épuiser, d’espérer un avenir meilleur pour ses enfants, dans un pays où l’effort collectif ne profite pas qu’à une poignée.

 

18 septembre 2025 : la force d’une mobilisation organisée

Huit jours plus tard, en ce 18 septembre 2025 dessine un autre visage de cette colère, plus structuré, plus concerté. Une journée intersyndicale nationale, portée par une coalition inédite de huit organisations syndicales – la CFDT, la CGT, FO, la CFE-CGC, la CFTC, l’UNSA, la FSU et Solidaires – appelle à plus de 250 rassemblements à travers la France.

Les mots d’ordre sont clairs et fédérateurs : justice sociale, défense des services publics, hausse du pouvoir d’achat et un refus catégorique de la retraite à 64 ans, imposée malgré les mobilisations massives de 2023-2024. Enseignants, soignants, cheminots, fonctionnaires territoriaux, ouvriers, employés du privé, techniciens : cette mobilisation unit les salariés du public et du privé dans un cadre organisé. Des cortèges bien définis s’élanceront à Paris, Toulouse, Strasbourg ou encore Bordeaux, avec des prises de parole, des banderoles soignées, une dramaturgie assumée. Là où le 10 septembre frappait dans le désordre, le 18 septembre veut frapper juste, en interpellant directement l’État et ses choix budgétaires, jugés déconnectés des réalités du terrain.

Cette colère ne se limite pas aux salariés. Elle déborde, touche des acteurs inattendus, comme les patrons de TPE et de PME, eux aussi asphyxiés par l’inflation, les taxes et les charges. Ludovic, chef d’une petite entreprise de menuiserie dans le Var, résume ce malaise partagé : « Quand je fais grève, ça me coûte 100 euros par jour. Je suis prêt à manifester pour dénoncer l’injustice mais pas derrière des syndicats dont je ne partage pas toutes les valeurs. » Ce témoignage, rare de la part d’un patron, dit à quel point la fracture s’étend.

Amir Reza-Tofighi, président de la CPME, va plus loin : « Dans les PME, le climat social reste sain mais chefs d’entreprise et salariés ont le sentiment de porter à eux seuls le poids d’un modèle social à bout de souffle. »

Cette convergence entre salariés et petits patrons est inédite : elle montre que la fracture ne sépare pas toujours employeurs et employés, mais oppose l’économie réelle – celle des citoyens, des travailleurs, des petites entreprises – aux décisions politiques perçues comme inéquitables et déconnectées du réel.

Les perturbations, cependant, ont un coût concret, immédiat, souvent difficile à absorber pour les plus fragiles. Pierre Ippolito, président d’un groupe industriel dans le Sud-Ouest, explique : « On doit s’adapter au cas par cas : décaler des horaires, accepter des retards, trouver des arrangements pour ne pas pénaliser ceux qui veulent travailler mais sont bloqués. »

Ce constat, partagé par de nombreuses TPE et PME, rappelle que chaque journée de blocage pèse lourd, non seulement sur les entreprises, mais aussi sur les salariés qui perdent des heures de travail, sur les agents publics qui peinent à assurer leurs missions, sur les citoyens coincés dans les embouteillages. C’est là tout l’enjeu : comment transformer une colère légitime en une mobilisation qui ne punisse pas ceux qu’elle veut défendre ?

Le 10 septembre et le 18 septembre racontent deux facettes d’une même aspiration. Le premier, avec son énergie brute, citoyenne, parfois chaotique, a crié l’urgence d’un ras-le-bol généralisé. Le second, porté par l’unité des huit syndicats – CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, UNSA, FSU, Solidaires – veut canaliser cette énergie en un rapport de force structuré, capable de faire plier les décideurs.

Pour autant, les deux moments convergent vers les mêmes exigences : mettre fin à l’austérité, protéger le pouvoir d’achat, renforcer les services publics, annuler la retraite à 64 ans.

Ces revendications ne sont pas des slogans abstraits ; elles répondent à des réalités concrètes. Une caissière de supermarché, payée au SMIC, ne peut plus faire face à la hausse des prix alimentaires. Un enseignant, épuisé par des classes surchargées, voit son métier dévalorisé par des années de sous-investissement. Un cheminot, confronté à la dégradation des infrastructures, craint pour la sécurité des usagers. Ces visages de la France qui travaille, qui lutte, sont au cœur de la mobilisation.

À ces combats s’ajoute une urgence incontournable : la transition écologique mais celle-ci ne peut être l’alibi d’une austérité supplémentaire, ni un prétexte pour faire payer encore une fois les mêmes – salariés, citoyens, petites entreprises. Elle doit être pensée comme un investissement collectif, financé équitablement, qui accompagne les territoires, les travailleurs et les PME dans une transformation durable.

Cela passe par des infrastructures publiques renforcées, des formations accessibles, des aides ciblées pour les petites structures et non par des taxes supplémentaires ou des restrictions aveugles. Pouvoir d’achat, services publics, retraites, transition écologique : ces quatre piliers forment le socle d’un contrat social à reconstruire, un contrat qui redonne espoir à une société française à bout de souffle.

 

Du chaos à l’espoir : une société en mouvement

Le 10 septembre a montré la force d’une colère populaire, spontanée, parfois maladroite mais impossible à ignorer. À Paris, des jeunes ont peint des slogans sur les murs des boulevards, rappelant les révoltes de 2018. À Rouen, des citoyens ont occupé un rond-point, mêlant drapeaux tricolores et pancartes contre la vie chère. À Marseille, des collectifs ont bloqué un dépôt pétrolier, faisant écho aux Gilets jaunes. Cette énergie brute, si elle a parfois dérouté, a révélé une société vivante, prête à se faire entendre mais elle doit trouver un cadre pour transformer l’essai.

C’est là que le 18 septembre prend tout son sens. En unissant les forces syndicales, cette journée veut donner une direction à cette colère. Les cortèges, organisés dans plus de 250 villes, ne seront pas seulement un défilé de revendications. Ils porteront la voix d’une France qui refuse de se résigner, qui exige des choix politiques à la hauteur de ses besoins. Les enseignants y défendront une école publique digne, les soignants un hôpital capable de soigner tous les patients, les cheminots des transports fiables et accessibles, les employés du privé un salaire qui permette de vivre, pas seulement de survivre.

La leçon de ces deux journées est claire. Le 10 septembre, avec son souffle citoyen et son énergie désordonnée, a posé un diagnostic : la société française est à cran, lassée des injustices, prête à se mobiliser. Le 18 septembre, avec l’unité syndicale et sa stratégie concertée, doit transformer ce diagnostic en action politique. Cette colère ne doit pas se tromper de cible : ce ne sont pas les salariés, les agents publics ou les citoyens qu’il faut bloquer mais bien les institutions qui imposent des choix perçus comme iniques. Pouvoir d’achat, services publics, retraites, transition écologique : ces quatre combats sont inséparables. Ils dessinent un avenir plus juste, plus soutenable où personne n’est laissé de côté.

À l’heure où même des patrons de PME, comme Ludovic ou Pierre, envisagent de se joindre à la protestation, où des citoyens ordinaires prennent la parole sur les ronds-points, où les syndicats s’unissent comme rarement, l’État doit entendre ce message. La société française n’est pas résignée. Elle est debout, diverse, déterminée. Le 10 septembre a allumé l’étincelle ; le 18 septembre doit en faire jaillir la lumière : la justice, maintenant.

 

Thierry Gibert

Agé de 53 ans, Thierry Gibert est responsable syndical départemental de la CFDT, délégué Départemental de l’Éducation Nationale du Cantal, formateur « Valeurs de la République et Laïcité » en région Auvergne-Rhône-Alpes, président de l’association Union des famille laïques du pays d’Aurillac, fondateur du collectif citoyen En Avant Aurillac. Il s’exprime à titre personnel dans les colonnes d’Opinion Internationale.

Du 10 au 18 septembre 2025 : une colère sociale à deux visages. Tribune d'un syndicaliste