
Daniel Keller bonjour, vous avez été membre du Conseil économique, social et environnemental et avez un parcours remarquable entre la Haute fonction publique, le monde de l’entreprise et, j’ajouterais, le débat d’idées en France.
Première question : en juin 2024, vous avez accordé un entretien à Opinion internationale entre les deux tours des élections législatives consécutives à la dissolution subite de l’Assemblée nationale. Un an après, comment réagissez-vous à ce sondage paru dans La Tribune dimanche du 31 août : une majorité de Français se disent hostiles à un Front républicain en cas de législatives anticipées et enverraient toujours plus de députés RN et LFI à l’Assemblée nationale ? Ne marche-t-on pas inexorablement vers un duel des extrêmes et la relégation au rang de figurants des forces dites démocrates dans les mois ou les années à venir ?
Ce sondage dit surtout que de telles élections ne clarifieraient pas la situation avec la forte éventualité d’une montée en puissance des extrêmes, à gauche comme à droite. Elles accroîtraient donc le risque d’ingouvernabilité sur fond de paralysie des institutions. Dès lors c’est de facto l’avenir du Président de la République qui serait au centre du débat avec des demandes renforcées appelant à sa démission. Nous entrerions alors dans une crise de régime dont la conséquence pourrait être l’affaiblissement de la fonction présidentielle, surtout sous la Vème République. Je ne crois pas que cela soit bon pour nos institutions. Une situation de ce type me fait songer à la crise du 16 Mai 1877 dont la conséquence fut que les Présidents de la République sous la IIIème République se sont ensuite interdits de dissoudre l’Assemblée nationale sans que cela soit un interdit constitutionnel. Or la France a besoin dans les temps que nous traversons d’un exécutif fort.
Pensez-vous que la France peut sortir de l’instabilité politique d’ici l’élection présidentielle d’avril 2027 ?
Je dirai que tout doit être fait pour maîtriser l’instabilité du moment de telle sorte qu’elle soit perçue comme une instabilité passagère. Bien évidemment, il est préférable d’avoir un gouvernement adossé à une majorité parlementaire. Cela étant, la France a les capacités d’affronter jusqu’en 2027 les turbulences qu’elle traverse. Les artifices de procédure parlementaire existent pour permettre à la France de continuer à payer ses fonctionnaires et à lever des emprunts en 2026 alors même que le budget n’aurait pas été voté. Si demain la France devait emprunter à 10 ans à 5% au lieu de 3,5% comme aujourd’hui, cela ne bouleverserait pas exagérément la vie du pays dans les mois qui nous séparent de l’élection présidentielle de 2027. Cela ne veut pas dire que rien ne doit être fait et le Premier ministre a raison de tirer le signal d’alarme. Mais l’essentiel est qu’à l’occasion des prochaines élections présidentielles, le Président élu dispose d’une majorité parlementaire claire pour mettre en œuvre le projet sur lequel il aura été élu, ce qui n’a pas été le cas en 2022.
Comment qualifiez-vous la crise que vit la France : une crise politique ? Une crise de régime ?
Je ne crois pas que focaliser systématiquement sur la crise politique soit pertinent. La France traverse quatre crises profondes.
La première est évidemment la crise des finances publiques liée à la montée du poids des intérêts de la dette dans les dépenses publiques, avec en ligne de mire une crise financière qui interviendra le jour où la France sera obligée de se tourner vers la Troïka européenne, hypothèse que certains leaders politiques soucieux d’étaler les efforts budgétaires dans le temps semblent ignorer. Le problème n’en demeure pas moins que cette crise diffuse un poison qui infuse lentement, ce qui ne favorise pas une prise de conscience rapide du danger. En outre, c’est une crise dont l’emballement dépend également de facteurs psychologiques, à savoir la confiance que les prêteurs nous accordent. Est-on à la veille d’un mouvement de défiance généralisée ? Je ne le crois pas, tant que les acteurs concernés considèrent qu’il s’agit d’une crise passagère.
Mais cette crise est également révélatrice de l’addiction généralisée de notre société à un Etat-Providence qu’elle a construit à crédit sur la base de l’endettement et d’une hausse permanente des impôts et des cotisations sociales, tant pour ce qui est des prestations sociales que pour ce qui concerne la croissance de la masse salariale des fonctions publiques. On arrive assurément au terme de ce long cycle. En conséquence, quand viendra l’heure du rétropédalage, cela pourrait engendrer quelques turbulences. Je partage donc la volonté du Premier ministre de sensibiliser les Français au risque du surendettement.
Nous vivons ensuite une crise de notre modèle républicain à travers la dégradation accélérée des services publics, l’école et l’hôpital pour ne prendre que ces exemples. Avec le risque que le redressement devienne impossible. On ne peut pas exclure une paupérisation des services publics dont de nombreux conservatismes catégoriels sont pour partie responsables.
La France vit aussi une crise de l’ordre public à travers la remise en cause des diverses formes que peut prendre l’autorité. Et il faut saluer les efforts de Bruno Retailleau à l‘Intérieur et de Gérald Darmanin à la Justice pour inverser la tendance, mais là encore les obstacles sont nombreux.
Mais la crise la plus grave est civilisationnelle enfin car elle touche à l’identité de la France : notre rapport à l’immigration, la résurgence de l’antisémitisme, le rapport à notre Histoire pour ne prendre que quelques exemples bouleversent la société. Il y a urgence à réaffirmer qui nous sommes et à reprendre les justes combats qui nous ont forgés. Peut-être vivons-nous en tant que nation occidentale une période comparable à la fin de l’Empire romain, raison de plus pour nous ressaisir et refaire nation.
De l’issue de cette crise dépendra au fond le dénouement de la crise des finances publiques. Si le peuple français décide de reprendre son destin en main, il trouvera naturellement les voies et moyens d’une meilleure gestion des deniers publics, voire d’une nouvelle affirmation de l’autorité dont un pays a besoin. Cela présuppose que nous passions du régime de la discorde qui nous divise aujourd’hui au régime de la concorde qui nous réunira et nous rendra plus fort.
Vous avez suivi la rentrée des Entrepreneurs de France organisée par le MEDEF à Roland-Garros. Partagez-vous l’inquiétude fiscale et sociale des entrepreneurs pour les mois à venir ?
Ces rencontres étaient passionnantes parce qu’elles ont montré que la France dispose de formidables entrepreneurs mais qu’elle n’a pas la culture de l’entrepreneuriat. Pourtant c’est par l’effort des entrepreneurs que la France s’en sortira. Je m’explique. On parviendra à faire accepter les efforts que nécessite la crise des finances publiques si dans le même temps, le travail paie mieux et si le taux d’emploi progresse pour nous rapprocher de nos voisins européens.
Comme cela ne se fera pas en créant des ateliers nationaux, il faut mettre avant tout les entreprises en situation de créer des emplois, et donc pour y arriver de croître. On ne va pas citer le fameux théorème d’Helmut Schmidt (« les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ») mais il reste pertinent. Certains diront que c’est céder au mirage de la politique de l’offre. C’est pourtant le seul moyen de rompre avec le cercle vicieux par lequel l’Etat social s’amplifie à mesure que le pays s’appauvrit et réciproquement. Cela passe évidemment par des baisses d’impôt, ce qui n’exclut pas de gager ces baisses par la remise en cause de certaines aides, qui n’ont le plus souvent été mises en place que pour atténuer les effets confiscatoires de la fiscalité. Cela passe également par la baisse des cotisations sociales, comme pourrait le permettre la mise en place d’un régime de retraite solidaire par capitalisation.
Notre modèle social français n’est-il pas menacé ?
Les deux principaux poumons de notre modèle social sont les régimes de retraite et l’assurance maladie. Le reste vient bien après. En ce qui concerne les retraites, l’enjeu est de faire entrer les jeunes plus tôt sur le marché du travail sur la base de formations qui ont une vraie valeur ajoutée et de conserver les seniors plus longtemps dans les entreprises, moyennant les ajustements nécessaires en fonction de l’usure professionnelle, cela va de soi. Pour l’assurance maladie, la question centrale sera de faire comprendre que la santé ne peut être totalement gratuite.
Si la France poursuit sur la pente de la prolétarisation de ses salariés, conséquence de la surfiscalisation du pays, cela ne passera pas, si les Français retrouvent du pouvoir d’achat, je pense que ce sera gagnant-gagnant.
Une question internationale : pensez-vous que Donald Trump mérite le prix Nobel de la paix 2026 ?
Il n’en est pas indigne à priori, mais tout dépendra de la qualité des autres candidats.
Êtes-vous favorable à la reconnaissance de l’Etat de Palestine qu’annoncera Emmanuel Macron à l’ONU le 23 septembre ?
Cette reconnaissance devrait idéalement coïncider avec la libération des quarante-huit otages détenus par le Hamas et concomitamment avec un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. La tragédie du 7 Octobre demeure le fait générateur du conflit actuel, il faut le rappeler. Je crois également que cette reconnaissance devrait s’inscrire dans un élargissement des parties prenantes aux accords d’Abraham. On ne peut pas en effet ne pas s’inquiéter du diagnostic posé par des observateurs comme Georges Bensoussan pour lequel la « rue arabe » n’acceptera jamais l’existence de l’Etat d’Israël.
La laïcité, valeur française à laquelle nous sommes tous deux très attachés, a-t-elle un avenir en France ? Je note que les forces politiques en parlent très peu.
Elle est un principe fondateur de la République à travers avant tout l’affirmation de ce principe conceptualisé par Spinoza : la liberté de conscience, faisant elle-même écho à la liberté d’opinion contenue dans la Déclaration des droits de l’Homme. Et à ce titre la laïcité garantit la paix religieuse. C’est un élément essentiel du pacte politique. Cette liberté vaut pour toutes les religions, sans exception, et les Musulmans de France doivent savoir qu’ils peuvent pratiquer leur religion en toute quiétude.
Certes, mais la loi de 1905 qui pose la séparation de corps entre les cultes et l’Etat, n’empêche-t-elle pas justement de contenir le développement des options islamistes dans la religion musulmane en France, lesquelles sont en guerre ouverte contre la laïcité et ses principes de discrétion et de neutralité du religieux dans l’espace public ?
Sur la neutralité dans l’espace public au regard de la loi de 1905, je serai plus réservé que vous. Cela étant, je ne crois pas qu’il faille en revenir au régime concordataire posé par Napoléon, lequel permit notamment à l’époque d’intégrer le judaïsme. S’il suffisait d’appliquer les recettes du passé pour régler un problème, ça se saurait.
En revanche, la préservation de l’ordre public, mais au-delà la préservation de notre modèle de civilisation, de notre identité culturelle, identité qui n’est pas figée mais qui n’est pas non plus en rupture avec notre Histoire, sont des impératifs politiques indispensables. En ce qui concerne l’islamisme, je ne crois pas que la loi de 1905 donne les outils efficaces du combat à mener. Elle n’a pas été prévue pour cela. Ce combat nécessitera en revanche de renforcer les dispositifs existants en matière de lutte contre le séparatisme pour les étendre aux phénomènes d’entrisme aujourd’hui dénoncés, sans sacrifier exagérément au respect des libertés publiques, c’est là tout le problème.
Il est donc, dans ce contexte, tout aussi nécessaire de tendre la main à toutes les personnes, quelles que soient leurs confessions, qui souhaitent vivre en paix en France et en harmonie avec elle. Au fond les tensions qu’on connaît aujourd’hui sont vraisemblablement avant tout la conséquence de la pusillanimité et de la naïveté des pouvoirs publics français, dont les causes sont multiples, sur les trente dernières années. C’est ce dont il faut sortir.
Propos recueillis par Michel Taube




















